mardi 15 décembre 2020

Y aura-t-il de la dinde à Noël ?

 













Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant dans lequel, simplement vêtue d'un pyjama et en chaussettes, je tente de gravir à contre-courant une piste de ski. La réalité est sur le point de dépasser la fiction et je ne serai bientôt plus seule à me débattre dans ce cauchemar récurrent. Pour favoriser un déconfinement maîtrisé et éviter de reproduire les erreurs consécutives à la première vague de la crise sanitaire, le gouvernement autorise la réouverture des stations de ski pour les fêtes de fin d'année, mais sans la réactivation des remontées mécaniques, provoquant une levée de bouclier dans les rangs de ceux qui vivent de l'or blanc.

Des esprits peu compatissants soulignent que les professionnels de la montagne ne devraient pas se plaindre car la neige n'est jamais au rendez-vous à Noël et qu’ils feraient mieux d’encaisser les aides de l'État, sans broncher. Certes mais, par un coup ironique du destin, il neige déjà à basse altitude et la saison s'annonce exceptionnelle.

Bienheureux les convertis aux raquettes ou au ski de randonnée, qui, grâce à leur rapport retrouvé à la nature, loin du béton et du bitume, pourront rayonner en toute autonomie. Les autres seront condamnés à faire des tours de parking, sans même avoir la consolation de l'après-ski. Les bars et les restaurants restent fermés et une bière à emporter n'a pas les mêmes vertus réparatrices que si elle est consommée au coin du feu.

Cette mesure n'est qu'un exemple de l'incohérence dans laquelle nous baignons et qui provoque la désorientation générale. Bienvenue en Absurdie.

Ma non essentialité est confirmée puisque je suis de nouveau barricadée malgré moi en 100% télétravail, avec interdiction formelle de me rendre au bureau ou d'effectuer des rendez-vous extérieurs. "C'est pour votre bien. Votre santé avant tout." Mon œil car quelques jours avant le reconfinement, je frôlais le blâme pour avoir refusé d'effectuer un déplacement inutile en pleine reprise de l'épidémie. Je ne fus pas la seule à m'insurger et il en résulta une chasse aux sorcières digne des pires moments du maccarthisme. On veut bien être de la chair à canon sacrifiée sur l'autel du Grand Capital mais on demande juste à comprendre.

L'équipe est dispersée dans toute la France et cela va faire un an que nous ne sommes pas vus. Nous échangeons exclusivement par téléphone, sans vraiment savoir qui est au bout du fil. Certains ont pu changer de sexe, quitter le pays ou se faire remplacer par leur ado précoce.

A l'exception des misanthropes pour lesquels le contexte actuel est du pain béni, les hommes sont des animaux épris de collectif et stimulés par les interactions sociales. Le distanciel à outrance finit par taper sur le système et il existe des signaux de faiblesse caractéristiques : difficulté d'allocution, identification à une Intelligence Artificielle, agressivité numérique... Les spécialistes préconisent de limiter le télétravail à 3 jours par semaine pour éviter des dommages collatéraux irréversibles.

Prenant en compte ces différents paramètres et toujours soucieuse de notre bien-être, la Direction a décidé de nous accorder une liberté conditionnelle à partir du 15 décembre. Nous pourrons nous déplacer une fois par semaine, sous réserve de moult validations par mail et concertations de couches de chefaillons.

Cette date marque aussi l'élargissement de notre zone de shopping, seule activité autorisée et unique divertissement potentiel. J'ai désappris à danser la salsa, la magie du cinéma ne fonctionne pas sur petit écran et j'ai versé une larme devant la porte close de mon pub préféré.

On va peut-être sauver Noël et la frénésie mercantile qui l'accompagne mais à quel prix ! Ce sont des êtres à bout de course qui vont se retrouver au pied du sapin. Les astres prédisent une déferlante de drames familiaux, suicides collectifs et Festen en tout genre. Le Couteau, La Dinde, la Bûche et le Xanax. La combinaison fonctionne aussi dans le désordre. Joyeux Noël ! No Pasaran !


mercredi 2 septembre 2020

Respire

 











« Et ça continue encore et encore. C’est que le début d’accord, d’accord... » Ce refrain de l’incontournable troubadour du Sud-Ouest, Francis Cabrel, me poursuit comme un air entêtant. Après 55 jours de confinement strict et une libération par étapes, la pénitence semblait suffisante mais, pas de repos pour les guerriers, le virus revient en force.

 

La parenthèse estivale n’a rien eu d’enchanteur. Le spectre de l’épidémie a continué de nous hanter avec toutes les incertitudes associées. On n’a eu de cesse d’hésiter à jouer à saute-frontière, danser collés-serrés ou juste s’étreindre. Humains trop humains, les jeunes se sont plus relâchés, mus par un irrépressible besoin de vivre.

 

Faute de boîtes de nuit, c’est le règne des free parties. De nombreuses soirées clandestines sont organisées, en privilégiant les coins paumés pour mieux se cacher des autorités et contourner la censure. Le tour de Creuse à vélo effectué au mois d’août avait pour ambition secrète de tester ces expériences interdites mais, on a eu beau laissé traîner nos oreilles dans des villages tombés aux mains d’alternatifs, rien n’a filtré. Trop vieux, trop socialement établis pour être invités à une communion électronique en pleine nature. Méfiez-vous cependant des apparences ! Notre génération dite X a connu la vie sans Internet mais aussi les premières raves, et notre fièvre festive est restée intacte !

 

Avec la rentrée, l’heure du châtiment a sonné. Mon département de résidence est classé rouge, non pas par rapport au bord politique des habitants, mais à cause du nombre conséquent de personnes infectées. Le port du masque est obligatoire partout et en permanence. Comble de l’absurde, la mesure concerne aussi les cyclistes, les joggeurs et les motards.

 

Les adeptes de la course à pied ont ainsi le choix entre renoncer à la pratique et grossir, se soumettre aux consignes et mourir par suffocation ou profiter de la fenêtre de tir entre 3h et 7h du matin et alimenter la rubrique des faits divers sordides du canard local. En mon âme et conscience, je prends le risque de rester à visage découvert en faisant mon footing, le masque à portée de main, prête à dégainer en cas de contrôle. Ce n’est pas de l’insoumission mais du bon sens et qu’on ne me parle pas des maudits français qui ne respectent rien.

 

Le masque peut tout de même être retiré pour satisfaire certains besoins essentiels : boire, manger et fumer. Chacun déterminera son ordre de priorités. Une vieille dame croisée dans un train régional avait détecté la faille dans le dispositif et mis au point une astucieuse stratégie. Pendant toute la durée du trajet, elle a mangé des cracottes avec une lenteur étudiée et sous l’étroite surveillance de la contrôleuse qui trépignait de ne pas pouvoir la verbaliser. Deux heures de voyage, 4 cracottes, arrêt sur image et pied de nez à l’ordre établi. Mamie Cracotte n’a pas poussé la provocation jusqu’à allumer une cigarette sur le quai de la gare. La tentation était pourtant grande mais des « Brigades de Santé » auraient pu rabrouer sans ménagement l’indomptable grand-mère.

 

Le masque est devenu un accessoire incontournable dont on doit supporter l’encombrante omniprésence. Il faut adapter ses armes de séduction et miser sur le brillant du cheveu et la magie du regard. Sale temps pour les yeux de poisson mort et les fronts marqués par la ride du lion.  La chaîne Marionnaud a tout de suite réagi et propose des promotions sur les mascaras et les ombres à paupières afin de révéler notre beauté intérieure. La nième rediffusion d’Angélique Marquise des Anges offre aussi des tutoriels précieux pour peaufiner les œillades coquines et faire tomber les masques et les pantalons.

 

Un nouveau confinement se profile et il s’agit d’anticiper et d’éviter de subir la situation. L’objectif est de ne pas se retrouver cloîtrer dans nos appartements en ville mais de tenter une aventure communautaire à la campagne, en misant sur l’autosuffisance et le retour à la terre. Un petit groupe est déjà constitué et il reste des places. On hésite encore entre l’Ariège dans la lignée des hippies de 68 et une île bretonne pour la touche Dix Petits Nègres. Les candidats potentiels sont invités à se manifester avant le 15 septembre pour un embarquement immédiat, en précisant leur scénario de prédilection : Autumn of Love ou Murder Party. No Pasaran !





mardi 23 juin 2020

Train de vie



"Les TER sont à 1 euro pendant tout le mois de juin, ne restez pas chez vous !" La Région Occitanie orchestre secrètement un génocide massif avec la complicité de la SNCF, à travers une pseudo invitation au voyage. L'objectif exprimé hésite entre la nécessité de relancer le tourisme local et le souci de permettre au plus grand nombre de se déplacer sans se ruiner. Il est évident que cette offre promotionnelle n'a pas été complètement réfléchie car les ambitions économiques et sociales ne convergent pas. Ce ne sont pas les petits gens qui fréquentent assidûment les hôtels et les restaurants. Ils font en général l’aller-retour dans la journée et emportent leur casse-croûte. Ils pourraient se laisser tenter par une glace pour les enfants et une bière pour les parents mais pas plus. Des temps difficiles restent à venir.
Ces trains du peuple vont surtout faire repartir de plus belle la Covid-19. Le nombre de billets vendus n'est pas proportionnel à celui des places disponibles. Aux heures de pointe et pendant le week-end, les wagons se transforment en embarcations de fortune, remplis à ras bord de pauvres diables qui avaient juste envie de voir la mer ou d'embrasser leur grand-mère. Oubliés distanciation sociale et gestes barrière. Le paramètre crise sanitaire ne semble pas avoir été pris en compte dans ce judicieux coup de marketing.
Les passagers sont entassés et laissent tomber leurs masques, non pas par provocation mais tout simplement pour respirer. Les quais des gares sont noirs de monde et l'hystérie s'empare des corps. La foule pousse pour entrer de force dans des compartiments déjà pleins, les enfants sont piétinés, les vélos balancés dehors, un vieil homme pleure en disant qu'il a perdu sa femme dans la bousculade. Comble de l'absurde, une voix informatique répète inlassablement les consignes d'hygiène à respecter sous peine de sanctions et assure l'engagement de la SNCF pour garantir la sécurité des voyageurs.
Quand l’espace devient trop saturé, l’ordre est donné par les rares agents présents de descendre et de trouver un mode de transport alternatif. Chacun ne peut alors compter que sur son sens de la débrouillardise : sauter dans un Express en première, tenter le stop ou encore réclamer l'asile ferroviaire.
Est-ce la meilleure façon de nous aider à nous remettre de l'épreuve du confinement ? Le développement d'une mobilité douce et réconciliée avec l'environnement que le gouvernement décrit comme son cheval de bataille sonne comme une mauvaise blague. Ce qui est beau, ce n’est pas la destination mais le chemin. Monsieur Le Président, donnez à la SNCF les moyens de nous faire rêver !
La première fois, on se dit que cette affluence incontrôlée est due à un bug du système de réservation, mais lorsque le scénario se répète le dimanche suivant, un soupçon de complotisme nous envahit. Serions-nous devenus de vulgaires rats de laboratoires sur lesquels sont pratiquées toutes sortes d'expériences et tortures psychologiques ? Plusieurs clusters ont été détectés sur la ligne Narbonne-Toulouse.
Même si comme le disait justement le regretté Guy Bedos : “Être prêt à mourir pour le peuple, ça ne signifie pas qu'on est prêt à vivre avec. », des aspects positifs de cette expérience collective méritent d’être soulignés. 
La proximité retrouvée permet de sortir de l’entre soi et de côtoyer d'autres pans de la société. Ainsi, lors de l'épisode II du Ter Infernal, je suis collée à des bidasses en route pour leur caserne et autres chouettes aventures musclées. Leur paquetage est  impressionnant, entièrement kaki et marron, les couleurs tendances, mais c'est la composition du groupe qui retient mon attention : un malien, un marocain, un brésilien, deux espagnols et un péruvien. Ces jeunes recrues semblent tout droit sorties d'une série sur les GI américains. Aux États-Unis encore plus qu'ailleurs, les personnes issues de l'immigration n'ont pas beaucoup de choix de carrière. La voie militaire est une opportunité, quitte à servir de chair à canon, sans aucune forme de reconnaissance à la clé.
Ce ne sont pas seulement des personnages stéréotypés mais de vrais soldats. Les sacrifiés potentiels à l'enfer du devoir m'expliquent qu'ils s'entrainent pour intervenir dans des zones de conflits. Ils ne connaissent pas le lieu de leur prochaine mission mais peu importe, pourvu qu'il y ait de l'action. Je pressens que mes interlocuteurs n'ont pas une connaissance précise des enjeux géopolitiques internationaux et préfère échanger autour de notre passion commune, le sport. L'évocation de mes cours de barre à terre ne laisse d'ailleurs pas indifférents ces gros durs aux pieds d'argile. Le travail postural en profondeur complète parfaitement les disciplines ultra-cardios et garantit une forme physique optimale. Battements, dégagés et pied dans la main, les gars !
Confortée par cette complicité inattendue, j'explique à mes nouveaux amis que les guerres contemporaines ne se jouent pas forcément hors de nos frontières. Si le contexte social se durcit, ils seront peut-être appelés pour contenir la grogne des citoyens et je pourrais être dans les rangs des insoumis. C'est moins facile de cogner sur des visages familiers. Alors les garçons, sans envisager le pire, n'oubliez pas le convoi 4663. Nous sommes des frères d'armes, des survivants de la bataille du rail. Un lien indéfectible nous unit désormais. No Pasaran !

mardi 16 juin 2020

I HAVE A DREAM




Ça bouge de nouveau dans l'appartement d'à côté. La fumée de cannabis sature l'atmosphère et de joyeuses conversations imbibées d'alcool animent l'immeuble jusqu'à point d'heure. Ganja Man, mon petit voisin rapatrié malgré lui chez ses parents depuis le 16 mars, est de retour. La fin du confinement a définitivement sonné. Ganja Man parle comme Orelsan dans Bloqués, surfant sur le style racaille, le tout dans un quartier calme et résidentiel. Erreur de casting ? Ses paroles ne sont pas toujours intelligibles mais on perçoit son implication dans de vrais combats : gérer la gueule de bois pour mieux rebondir sur de nouvelles teufs ou encore maintenir l'illusion d'une assiduité dans les études, unique passeport pour la liberté et le sponsoring parental. Je reste indulgente en souvenir de ma propre jeunesse. Le sevrage forcé dans le foyer familial n'a pas dû être évident.
Tout semble donc redevenu normal et chacun apprécie les bonheurs simples comme prendre un café au comptoir ou boire une bière en terrasse. La première fois, on a envie de verser une larme tellement ces moments nous ont manqué. 55 jours enfermés sans broncher. "I am a ghost, living in a ghost town", le dernier tube des Rolling Stones, véritables pythies rock'n roll, prédisait cette aventure collective dont nous peinons à nous remettre. Une puissance invisible continue à nous surveiller et les esprits sont loin d'être apaisés.
Pas de répit et le gouvernement martèle à nos oreilles que le virus est toujours là et qu'il faut respecter les gestes barrière. Les consignes semblent de plus en plus absurdes et contradictoires. Les masques glissent sous le nez et les mains pèguent à cause de l'utilisation excessive de gel hydroalcoolique. Nous ne sommes pas qu'une bande de gaulois réfractaires mais le cercle de confiance est rompu.
Cela fait tout de même du bien de renouer avec le contact humain mais le reste, trop de gens dans les rues, les queues devant les enseignes à logos, la circulation qui a repris, non. Cette gesticulation frénétique ne m'enchante guère et je regrette la magie du temps suspendu.
Plus intéressant est le réveil de la grogne sociale avec l'organisation illégale de manifestations. Les regroupements de plus de dix personnes demeurent interdits. La dénonciation des violences racistes vole la vedette au sauvetage du secteur public. La vague d'indignation est partie des Etats-Unis où un homme noir qui s'appelait Georges Floyd a été tué par un policier blanc. Depuis et comme conséquence directe de l’effet papillon, le monde entier s'est embrasé.
La France a aussi son George Floyd, Adama Traoré, décédé en 2016 après une interpellation trop musclée, et une foule hétéroclite réclame justice. Je n'avais pas vu une telle mobilisation depuis l'inoubliable "Touche pas à mon Pote" de mon enfance. On croise à la fois des jeunes aux coupes afros et disciplines de Malcom X, des Gilets Jaunes privés de samedis et des shoppers désœuvrés qui se joignent au cortège entre deux boutiques. Je ne parle pas de ceux qui, planqués derrière leur ordinateur, ont un sursaut de conscience morale et postent frénétiquement sur les réseaux sociaux des "Black Lives Matter", en espérant gagner un maximum de Like.
La plupart de ces personnes ont découvert très récemment la triste histoire d'Adama Traouré mais qu'importe, l'important est de ne plus tolérer l’inacceptable. "Au-delà de nos oripeaux, Noir et blanc sont ressemblants comme deux gouttes d'eau", chantait le troubadour toulousain, Claude Nougaro. Le même sang rouge coule dans nos veines.

Gagnée par cette ambiance de lutte pour les droits civiques, je me prends à rêver d'un destin à la Jean Seberg mais qui se terminerait bien. New York Herald Tribune. Cette américaine, révélée par Otto Preminger puis Jean-Luc Godard, mariée à Romain Gary, a été parmi les premières actrices à prendre des engagements politiques pour faire entendre la voix des Noirs américains dans un contexte de ségrégation raciale, ce que sa blondeur et son joli minois n'aurait pas laissé supposer.  Elle a un temps entretenu une liaison avec un personnage trouble qui se présentait comme un militant des Black Panthers. Le FBI l'a mise sur écoute et surveillée étroitement, contribuant à fragiliser sa santé mentale déjà vacillante. Sa mort mal élucidée mit un point final mystérieux à son existence.

Je mets de l'or dans mes cheveux et passe en revue les icônes noires potentielles : Lilian Thuram, Yannick Noah, Omar Sy, Edgar, mon prof de salsa, particulièrement investi auprès de la gent féminine... Aucun ne m'inspire et puis d'ailleurs, pourquoi le chef de file devrait-il être un homme ? Soudain me vient une idée. Et si on demandait à Christiane Taubira de reprendre du service ? Cette ancienne Garde des Sceaux originaire de Guyane a commencé sa carrière comme militante indépendantiste et est à l'origine de la loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité. Elle surnage au-dessus des politicards véreux et intellectuellement limités et pourrait nous guider vers une mondialisation heureuse et citoyenne. Madame Taubira si ce message vous parvient, on vous attend. Société, tu m’auras pas ! No Pasaran !

jeudi 28 mai 2020

Les Chemins de la Liberté



Le gouvernement a entrouvert nos cages depuis deux semaines. Certains commerçants dont l'activité n'avait pas été estimée essentielle dans la situation d'urgence ont pu remonter le rideau métallique de leurs boutiques et essayent de sauver leurs affaires. Les salons de coiffure ne désemplissent pas. Pas de repos pour les braves. Ça shampouine sec, rattrape les coupes mulets et camoufle les signes du temps qui n'est plus suspendu. Je passe mon tour pour le moment. J'ai les cheveux longs et suis encore préservée des racines honteuses qui pourraient trahir mon âge avancé. Il y a moins de bousculades chez les esthéticiennes. Sauf pour celles qui revendiquent le droit de garder leurs poils et y trouvent une forme d’affirmation sociale, retournez au plus vite vous faire chouchouter dans un institut de beauté. Cela fait un bien fou et toutes les précautions sont prises. Camarades garants du glamour, vous nous avez manqué et on commence à se sentir moins moches. Cette sinistre période où l'on traînait en jogging informe malgré nous semble enfin révolue. Merci de nous rendre notre humanité !

Demain, Édouard Philippe, notre Premier Ministre bien-aimé, nous révéle les grandes lignes de la phase trois qui démarrera le mardi 2 Juin, juste après le Pont de la Pentecôte, histoire de prolonger un peu plus la pénitence. Le suspense reste entier et les pronostics vont bon train sur les réseaux sociaux. Les bookmakers s'en donnent à cœur joie: rouge, vert, orange, plages, bars, salles de sport, rayon élargi à 300km ... On se croirait dans une mauvaise série de Netflix. Je demande à parler aux scénaristes. Jusqu'au bout, on aura été traités comme des enfants et contenus dans une cocotte minute prête à exploser.

Le week-end de l'Ascension a eu des faux airs de l'Eté 36, même si le front actuel n'est pas exactement populaire. Comme à l'époque des premiers congés payés, les citadins trop longtemps privés de nature sont partis à bicyclette et l'esprit joyeux découvrir les campagnes environnantes. Avec le soleil retrouvé, ils souriaient béatement et l'ivresse des montagnes les gagnait dès 200 mètres d'altitude. 

J’ai retrouvé avec bonheur l’Ariège, territoire verdoyant et sauvage, après deux mois de confinement strict en ville où l'on finit par pleurer à la simple vision d'un coquelicot émergeant difficilement entre deux trottoirs. Peuplé de cheveux longs, de grands lits et de musique, le département compte une multitude de Maisons Bleues de Maxime Le Forestier. Dans la faune locale, les télétravailleurs isolés et sacrifiés au capitalisme sont des exceptions. Le WiFi est crypté, les zones blanches prédominent et l'on prône un mode de vie alternatif et communautaire. 4x4 s'abstenir ! Avec ma vieille twingo et ma coupe Janis Joplin post Covid, je me fonds parfaitement dans le décor. L’ambiance Summer of Love a pourtant été brutalement interrompue par l’intrusion d’un employé de mairie qui installait des barrières autour du parking municipal. Dans notre imaginaire fortement ébranlé par l’enfermement, cela correspondait à de nouvelles restrictions et la fin d’un espoir de salut. Le fonctionnaire a maladroitement tenté de défendre l’évidente mesure anti-aspirants au retour à la terre : « Pas du tout Messieurs-Dames, cela vient d’un arrêté plus ancien. ». Les babas cools du camion d’à côté ont oublié leur positionnement pacifique et sont partis en klaxonnant avec indignation. 

Depuis Toulouse et même avec un bras très long, il n’est pas possible d'atteindre la mer en appliquant la règle des 100km. Largement relayées dans les médias, les mesures appliquées pour contrôler l’accès aux plages arrivent cependant à contenir notre frustration. Le choix est proposé entre la version dynamique et le risque d’être poursuivi par un disciple du Gendarme de Saint Tropez si l’on tente de faire bronzette sur sa serviette ou la version statique et la mise en enclos sur réservation. La Grande Bleue attendra. 

Les parisiens sont les moins bien lotis. Les jardins et les parcs restent fermés au public et seuls quelques bords de pelouses sont accessibles et pris d'assaut. Le tourisme improbable en banlieue pourrait être une option. Le 93 célébré récemment dans Les Misérables, film primé à Cannes, n'est pas dénué d'exotisme mais manque de vertes prairies et de vues dégagées. 

Il faut saluer le joli coup réalisé par le Ministère du Tourisme pour nous faire re-découvrir la France et promouvoir le concept de la micro-aventure près de chez soi.  Mais une campagne de communication musclée n'aurait-elle pas suffi, plutôt qu'une pandémie doublée d'une crise économique et sociale ?

Je dois vous laisser car Édouard est sur le point de prendre l'antenne. Je précise qu'il s'agit d'Édouard avec un grand E, le magnifique, le magicien, le magique Édouard Baer qui illumine nos jours et nos nuits, grâce à sa fantaisie et sa voix de radio envoûtante. Un Édouard peut en chasser un autre, surtout quand il a un tel charisme et qu'il sait porter comme personne la barbe de trois jours. Mon objectif est désormais d'être reconfinée avec lui pour l'épisode 4. No Pasaran ! 

samedi 16 mai 2020

Le Jour d'Après



Le déconfinement, c'est maintenant. En mai, fais ce qu'il te plaît mais avec les gestes barrière. Ce mois d'habitude si charmant, prometteur de farniente et de renouveau avec sa ribambelle de jours fériés dont on a oublié la signification originelle, a perdu toute sa légèreté. Personne ne se projette au delà de 24 heures ni à plus de 100 km. Nous avons basculé dans le monde d'après mais la date du 11 mai n'entrera sans doute jamais dans l'Histoire.

Dès que le feu vert a été donné, j'ai sauté sur mon vélo pour ne rien rater et renouer avec le tumulte de la ville. J'ai essayé de faire abstraction des moteurs qui vrombissaient derrière moi car je ne pédalais pas assez vite. Les chauffards ont rongé leur frein pendant huit semaines et voici venu le moment du défoulement. J'ai vainement cherché les marquages des pistes cyclables temporaires supposées promouvoir la mobilité douce. "Rien que des mots... Parole, parole, parole...". On nous aurait menti?


Un sentiment de vertige m'a envahie lorsque j'ai franchi le Pont Neuf qui surplombe la Garonne, accentué par la perte des repères spatio-temporels. Je ne m'étais rendue que trois fois dans le centre pendant le confinement, le cœur battant et avec la sérénité d'un juif s'échappant du ghetto de Varsovie. Jean-Paul Kauffman, journaliste et otage au Liban pendant 3 ans, décrit parfaitement ces symptômes de stress post-traumatiques dans son autobiographie.

Je n'ai vu aucun char portant des GI américains triomphants ni de bals improvisés dans la rue. Il n'y avait que des gens hagards et masqués qui marchaient péniblement, à l'écart les uns des autres. La distanciation sociale est désormais notre lot quotidien.

Les employés de boutiques regardaient  timidement les badauds derrière leurs visières en plastique, obligés de vendre à tout prix, malgré la peur de la contagion. J'étais moi même déchirée entre les bons principes de consommation responsable et l'envie irrépressible de faire du shopping. Lassée de voir ses rides en gros plan lors des séances Skype, l'une de mes proches dont je tairai l'identité a pris rendez-vous pour faire des injections de botox. Au diable la culpabilisation, nous revendiquons le droit d'être féminines et futiles à nouveau ! Gare tout de même au choc de la perte de pouvoir d'achat et au potentiel retour des Gilets Jaunes sur le devant de la scène. «On est là ! Même si Macron le veut pas, nous on est là ! Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron le veut pas, nous on est là !». Il ne manquait plus qu'eux.

Les applaudissements le soir à 20H ont perdu en intensité, les primes Covid promises aux personnels de première ligne tardent à venir, le gouvernement noie le poisson en parlant de canonisation des héros le 14 juillet. Des médailles ne suffiront pas à résoudre les problèmes ni à sauver l'hôpital. La grogne monte dans les rangs des blouses blanches et les manifestations reprennent, avec la répression policière inhérente. Les soldats du secteur public, après avoir combattu le virus main dans la main, se retrouvent à nouveau face à face, dans des camps ennemis.

La fête est déjà terminée à Paris. Les apéritifs de la victoire, collés serrés au bord du Canal Saint Martin, ont fait désordre et Castaner a sifflé la fin de la récré. Les français sont incorrigibles mais tellement humains. On n'est pas sérieux quand on a étouffé trop longtemps dans des appartements minuscules et ne nous rabattez pas les oreilles avec le courage exemplaire d'Anne Frank!

Cette ambiance morose donne envie de rester chez soi pour profiter encore de la magie du temps suspendu. Et si, comme l'a prédit Michel Houellbec avec l'optimisme qui le caractérise, la société n'avait tiré aucune leçon de cette parenthèse inattendue et continuait à foncer droit dans le mur, dans un contexte très dégradé ? Syndrome de la Cabane extirpe toi de ces corps innocents ! 

La misère sociale est également plus visible. Au cours de cette première grande sortie, deux personnes dont la mise soignée ne laissait pas supposer l'indigence m'ont demandé une pièce ou un ticket restaurant. La mendicité devient un sport compliqué avec l’accélération de la digitalisation des modes de paiement. Plus loin, un Punk à chiens m'a interpellée pour un tout autre motif : " C'était toi la tarte à l'oignon? Trop bonne, la tarte ! J'ai vu ta photo sur le site. C'est quand tu veux pour une nouvelle fournée. Les restos du Cœur ont réouvert mais c'est pas la même came". J'ai en effet apporté ma modeste contribution culinaire à un mouvement citoyen qui fournit des repas aux sans-abris. " Merci, ai-je répondu. Ce sera avec grand plaisir et on ne vous oublie pas. C'est juste qu'on est tous un peu déconfis avec la pseudo liberté retrouvée et totalement jetlagués dès qu'on s'éloigne trop de notre quartier. Ça va s'arranger." 


Pourvu que ces élans de solidarité ne soient pas que des feux de paille. Beaucoup de bonnes volontés individuelles ont surgi depuis le début de la crise sanitaire et il faut miser sur le collectif.  El pueblo unido, jamás será vencido ! Vivement le reconfinement lundi ! No Pasaran ! 

vendredi 8 mai 2020

L’ Armée des ombres




1er mai 2020 et 46ème jour de confinement. La météo est maussade et le muguet a le bourdon. Pas de cortèges de vieux syndicalistes, ni de stands bières saucisses et encore moins de camions avec du gros son pour danser derrière. On peut uniquement défiler en ligne ou taper sur une casserole à la fenêtre pour signifier son insoumission. L'inventivité individuelle est incroyable : des Playmobil brandissent des pancartes sur Twitter, L'Internationale fait vibrer les cœurs sur Facebook, mais il manque l'émulation collective et les bains de foule. Melechon a pris un râteau sur les réseaux sociaux. Rien ne vaut le terrain et les pavés, même si les plages sont fermées.
Des visionnaires tels que Karl Marx, Friedrich Engels ou encore Rosa Luxemburg, militante et théoricienne du mouvement socialiste, se sont battus pour un changement de société et un monde du travail où le capitalisme  offrirait une place digne à l’être humain. Que penseraient-ils de cette drôle de guerre, où l'on célèbre tardivement des professions dénigrées et où le télétravail ou plutôt le travail à distance forcé et dégradé devient légion ? 

Beaucoup de gens applaudissent les personnels qui sont au front, tous les soirs à 20h : « Bravo aux soignants », « Bisous à l’équipe de Carrefour Express », « Merci à nos héros ».... Vous exprimez haut et fort votre reconnaissance mais vous allez aux manifs pour défendre le service public et dénoncer la fracture sociale? Il n’y a pas de héros, il n’y a que des gens ordinaires qui font bien leur boulot. Dans ces temps troublés de pseudo unité nationale, le recours à la rhétorique guerrière feint d’élever à la grandeur des gens qu’on sous-traite dans l’échelle sociale. 

Je suis un soldat de la troisième ligne, à l'activité définie comme non essentielle pour surmonter la crise actuelle. Certes, les chargées de relations publiques viennent bien après la farine et le papier toilette dans la liste des éléments fondamentaux, mais nous ne sommes pas seulement des êtres futiles qui traînent dans les cocktails, serrent des mains et sourient sur les photos. Quand l’épidémie aura été vaincue, les gentils organisateurs permettront de relancer les rencontres conviviales et soutenir le secteur événementiel fortement impacté. Votre Ministre des Apéritifs reprendra bientôt du service !

Comme un quart des français, j'ai été balancée chez moi le 16 mars dernier avec pour consignes de ne pas bouger et de maintenir ma productivité, loin de mon terrain de jeu habituel. Sauve qui peut, trois dossiers embarqués à la hâte et cap sur la maison. Les hommes ne naissent pas égaux en matière de logement et pour la majorité télétravail rime avec cohabitation familiale compliquée ou claustrophobie dans un appartement trop petit. À la libération, je propose de rebattre les cartes et de rééquilibrer les situations. « Échange HLM surpeuplé à Clichy-sous-Bois contre villa avec vue sur mer. » Tous chez Guillaume Canet au Cap Ferret !

Pendant ces longues semaines d’enfermement, j'ai vu la nature refleurir à travers la vitre, enchaînée à mon bureau improvisé. Je travaille depuis longtemps de façon autonome et nomade mais il y a une différence entre l'éloignement choisi et subi. Nous avons pris le maquis malgré nous.

Plus que jamais ce chamboulement radical fait ressortir l'absurdité du monde de l'entreprise et l'inutilité de certaines fonctions. Nos N++++ n'ont de cesse de s'approprier les formules du moment comme « se réinventer », « préparer l'après », « se mettre en mode agile » alors qu'ils font strictement l'inverse et répètent à l'infini leurs erreurs habituelles. 

Le droit à la déconnection existe mais pour beaucoup de personnes les jours se confondent avec les nuits, les weekends et les vacances ont disparu de leurs agendas surchargés. Cela peut s’expliquer par la peur du vide, le besoin de tromper l’ennui ou le retour du spectre de la récession. Certaines entreprises ont mis à disposition de leurs employés des cellules d’écoute psychologique pour se couvrir en cas de pépin.  


Distanciation sociale oblige, mes interlocuteurs sont désormais des visages flous et hirsutes sur un écran ou de simples ronds avec des initiales qui parlent, lorsqu’on coupe les caméras pour soulager le réseau. La femme qui ne sourit jamais, alias Cruella la Directrice Générale, nous rassure régulièrement sur You Tube et nous indique comment mieux vivre ensemble cette grande aventure collective. Le scénario est digne d’un blockbuster d’anticipation dans lequel les hommes seraient gouvernés par un état totalitaire et équipés de puces électroniques détectant leurs mouvements et perçant leurs pensées les plus secrètes. L’ambiance reste pleinement apaisée et bienveillante. 

Comble de l’absurde, j’ai passé mon entretien professionnel le 8ème jour du confinement. Ma responsable hiérarchique, obsédée par le contrôle et le reporting, a insisté pour le maintenir, m’incitant à faire abstraction de la déflagration qui venait de nous frapper. « Le monde est en train de s’écrouler et tu me demandes de me projeter et de fixer des objectifs par rapport à des opérations qui sont annulées. Ma seule ambition est de survivre. », ai-je indiqué en introduction. La bullshit jobeuse a aussitôt buggé et cessé de pianoter sur son clavier. Ont suivi trois heures de dialogue de sourds, un téléphone fracassé contre le mur et une envie miraculeusement surmontée de fumer des substances illicites mais j’ai eu gain de cause. Victoire par KO. Rien n’a été défini et nous reprendrons cet échange le plus tard possible. 

Ce premier acte de résistance a marqué l’entrée dans une nouvelle phase : l’acceptation et la reprise en main. Éprouvante et passionnante, la période révèle plus que jamais notre capacité à nous adapter, à faire preuve de rigueur, de réactivité, de créativité et de solidarité professionnelle ou pas.  Les chamailleries se transposent dans la galaxie numérique avec toujours en conclusion l'incontournable "Prends-bien soin de toi!", fortement chargé en hypocrisie sociale. 

J’ai hâte de retrouver la vraie vie et l’overdose technologique me guette. Le téléphone est un pis-aller, les e-mails une corvée et Skype est laid comme une télé d’hôpital. L’un de mes amis lance une bande pré-enregistrée de gamins braillards lorsque les réunions Zoom s’éternisent trop, afin de pouvoir s’éclipser pour urgence parentale. Je tiens à préciser qu’il n’a pas d’enfants. 

La bonne ou mauvaise nouvelle est que le télétravail va continuer voire se généraliser. Nous sommes toujours là, bientôt déconfinés, mobilisés, révoltés et allons écrire une vraie charte quant à cette nouvelle façon de travailler. Nous ne reviendrons pas à la normalité car la normalité, c’était le problème. Rendez-vous dedans, dehors ou quelque part dans le cloud étoilé. No Pasaran. 

mardi 14 avril 2020

LE DÔME



“Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”. Les Pensées de Pascal, lointains souvenirs du lycée, trouvent dans le contexte actuel une résonance particulière. 

Selon Blaise Pascal, chaque personne est en proie au divertissement, qui consiste à la recherche désespérée d’une consolation face à la difficulté d’être soi. Contre ce gesticulement métaphysique, Pascal revalorise le calme, le repos, voire l’apathie comme source de stabilité, de clairvoyance et d’acception de notre condition. La revanche de Blaise. J'étais pourtant une élève assidue et attentive en cours de philosophie, contrairement aux fondus de maths qui estimaient que cela ne servait à rien. Pourquoi une telle mise à l'épreuve ? 

En réalité, je m’accommode assez bien de ce rapport au temps suspendu. Après la sidération, nous entrons dans une phase d’appropriation de cette mise sous cloche imposée. J'adapte comme je peux mon activité professionnelle à la distance et à la sédentarité, malgré la résistance de chefaillons qui s'accrochent à leurs bullshit jobs et à des schémas stériles. Une crise offre aussi l'opportunité de faire le grand ménage. Certains resteront sur le carreau et la pyramide managériale pourrait être inversée. 

Le rire est revenu sur France Inter après une période anxiogène où la programmation combinait bonnes pratiques pour supporter le confinement et rediffusions d’émissions du monde d’avant. Les chroniqueurs habituels émettent depuis chez eux, avec la drôlerie et le ton irrévérencieux qui les caractérisent. Un étrange retour à la normale semble se mettre en place où chacun compose au jour le jour, sans oser penser à l’Après. 

Ce moment est très stimulant pour la création mais gare à la romanisation de la situation qui est un privilège de classe. Je reste dans une posture humble, consciente d'être beaucoup mieux que lotie que le plus grand nombre. Je vis dans un cadre agréable, entourée de voisins attentifs et solidaires qui ne me dénoncent pas à la Gestapo quand je vais acheter une baguette de pain. Ce n'est pas parce qu'on est en guerre qu'il faut retrouver les réflexes de la dernière. 

Je renoue avec mes aspirations journalistiques, mais ne peux qu’observer les événements depuis mon balcon. Nous passons brusquement d'une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité. Agir, c'est rester chez soi. Il est aussi dangereux d'aller faire ses courses que pendant le siège de Sarajevo sauf que la menace ne vient pas de tirs de snipers mais d’un ennemi invisible. Il y a dans la planète, beaucoup d'êtres plus forts que nous, notamment un virus  minuscule. 

Le monde se réinvente dans le cloud. Les activités et la vie sociale sont transposées sur la toile. Les agendas se remplissent, les Apéros Whatsapp s’improvisent. On n'a jamais autant parlé, débattu, pris des nouvelles de nos proches que depuis que nous sommes physiquement séparés. En deux clicks, on abat les frontières terrestres qui sont désormais fermées. Tout le monde s'y met, même les plus réfractaires. Gare à cet afflux de technologies non-maîtrisées dans notre intimité et à la possible intrusion de pirates du net mal intentionnés. Les écrans nous rapprochent et nous aliènent. Les ordinateurs et les téléphones ont pris le pouvoir. L’intelligence artificielle semble triompher mais Skype ne remplacera jamais un bisou. 

L’offre de sport en ligne explose et on ne sait plus où donner de la tête. J’ai testé un tutoriel « Dance comme Beyoncé » sur ma terrasse pour la plus grand joie du voisin d’en face. J’ai du rapidement me replier dans l’appartement. Pour vivre heureux, vivons cachés. Quid des statistiques concernant le développement du voyeurisme et l’apparition de Roméo monte-en-l’air? 

Le confinement n'est pas total en France. Certains motifs longuement décrits dans le auweis dédié permettent de sortir de son domicile. Du point de vue d'un nord-coréen, cela correspond à la liberté absolue. À l'extérieur, le silence règne, la mort rôde, des pigeons faméliques cherchent les miettes que les mamies ne jettent plus, surveillés de près par d'autres espèces d'oiseaux carnivores. 

L'aventure, c'est de faire la tournée des commerçants du quartier. Je boycotte la grande distribution qui a contribué à causer notre perte et continue de se rincer. Je me pomponne pour aller à la pharmacie, refais le monde avec le boucher, prends mon pied en achetant des fraises gariguette et des haricots verts. Balayés les idéaux féministes, l'avenir est à la maison. "Cuisine, ménage, patrie ! "  scandent avec conviction les nouvelles converties. Après avoir levé le poing, je brandis le balai et la serpillière. 

La pratique sportive individuelle et les promenades sont autorisées une fois par jour, pour une durée maximum d'une heure et dans un rayon d'un kilomètre. Les rescapés s'engouffrent dans cet espace réduit de respiration, avec toujours un fond de culpabilité car les consignes ne sont pas très claires, surtout quand on tombe sur un policier pinailleur. J'ai été contrôlée pour la première fois de ma vie devant chez moi. "Papiers !" L'officier a mis du temps à déchiffrer mon attestation manuscrite. Je ne fais pas partie du corps des héros soignants mais mon écriture est digne de celle d'un médecin surmené. D'un air soupçonneux, le représentant de l'ordre m'a demandé :"Vous êtes sûre que vous allez vous promener Madame, vous n'allez pas jouer au tarot chez des amis." "Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que j'ai horreur des jeux de cartes. C'est pareil pour la pétanque.", ai-je rétorqué, imperturbable. Il a poursuivi : "Et puis vous n'irez pas loin. Un rayon d'un kilomètre, cela correspond à un carré autour du pâté de maisons, 500 mètres fois 500 mètres." J'ai acquiescé docilement, jugeant inutile d'entrer dans un débat mathématique stérile. Vis ma vie de porteur de l'étoile jaune ou de jeune de banlieue. Un peu plus loin, mon interlocuteur a ordonné à un SDF de rentrer chez lui. 

Je veux bien respecter les règles de distanciation sociale mais sauf erreur de ma part, notre pays n'a pas encore basculé dans un régime totalitaire répressif. Gare aux abus de pouvoir et vivement la reprise des manifs, ce qui est dans notre ADN et constitue la fameuse French Touch. 

C'est en Jlo triomphante que je surmonterai tout ça et j'irai voir Sarajevo ! No Pasaran ! 

samedi 28 mars 2020

Youyou simple chien



En ces temps troublés de coronavirus, l'organisation de notre société est totalement chamboulée et se recentre sur l'essentiel. Les cadres du secteur tertiaire sont confinés chez eux, confrontés à leur incapacité de produire. Les mamans sont renvoyées au foyer, bon gré mal gré, pour s'occuper des enfants privés d'école et de copains. « Travail, famille, patrie » oblige. Ce sont les paysans, les ouvriers, les employés smicard, les routiers, les bouchers, les boulangers, les éboueurs, les facteurs, les livreurs Deliveroo qui font tourner le pays. Bravo et merci à tous ces « derniers de cordée » et honte à certaines grandes enseignes qui promettent une prime minable de 1000 euros à leurs salariés, envoyés au front sans armes ni protection. La valeur du travail et le mérite de l’armée des invisibles sont reconnus un peu tard.

Je me sens tellement inutile, enfermée dans ma cage. J'ai honte de dire que comme beaucoup de français, je m'ennuie. Des chaînes de solidarité vont certainement se mettre en place pour les relayer et ainsi permettre à chacun de participer à l'effort collectif.

Le plus difficile à gérer est la soudaine privation de liberté et l'espace de circulation réduit à peau de chagrin. Non sans une certaine émotion, j'ai fait  il y a déjà une semaine et peut-être pour la dernière fois mon footing quotidien le long du Canal du Midi. Tous les parcs et jardins municipaux, les voies pédestres et cyclables des berges de canaux, cours d’eau et plans d’eau, les zones de loisirs, les sentiers de randonnée balisés sont interdits au public à compter du 21 mars 2020. Adieu cher Canal. Bientôt ce parcours devenu presque lassant me semblera plus beau que toutes les plages des Caraïbes réunies. J'ai bien fait de voyager avant. Je suis une récente convertie au slow tourisme et espère juste que cette proximité retrouvée ira au-delà de la porte de mon appartement.

Depuis, je croise mes camarades joggeurs qui font des tours et détours dans le quartier en mode schizophrénique et en foulant frénétiquement le bitume. L’Etat français a t’il anticipé sur la recrudescence de tendinites  et prévu des kinés en renfort? D’autant plus qu’on observe un regain d’engouement pour la course à pied qui permet d’évacuer l’anxiété et surtout offre un alibi parfait pour prendre l’air. Les amateurs sont pourtant facilement reconnaissables avec leur tenue inadaptée. J’ai même vu un homme courir en espadrilles. À défaut de tester les personnes infectées, nos dirigeants pourraient tracer les vrais aficionados et étendre leur zone d’exercice.  Je peux fournir des tee-shirts finisher et présenter des classements honorables dans des trails. 

L'étau se resserre et des êtres à quatres pattes vont jouer un rôle essentiel : les chiens. Leur besoin de promenades régulières assure une mise en liberté conditionnelle à leurs heureux propriétaires. Youyou est le chien de ma voisine du dessus, Isabelle. C'est le seul chien de l'immeuble. Dans la mise en place de l'entraide entre voisins pour affronter ensemble cette crise inédite, tout le monde s'est immédiatement proposé pour sortir Youyou. La garde partagée est en cours de négociation.

Mauvaise pioche pour les amis des chats qui flânent à leur guise en totale autonomie. J’essaye de domestiquer un chat errant pour qu’il exécute un parfait catwalk dans la rue. « Si, si, Monsieur l’Agent. C’est un animal trans-espèce, en cours de transformation pour devenir un bichon maltais. Il a besoin de moi à ses côtés. » 

#Adopte un chien. Le célèbre site de rencontres a flairé le filon. Il vient de changer de public cible et improvise un plan marketing d'urgence. La pandémie touche aussi les rencontres amoureuses. Sale temps pour les célibataires et les relations adultères. Le chien est la valeur sûre du moment.

Rien n'a pourtant filtré dans les médias sur l'afflux de nouveaux convertis à la cause animale dans les refuges SPA. On nous cache tout, on nous dit rien. Après s’être rués sur les rouleaux de papier hygiénique, les mêmes hystériques veulent un gentil petit compagnon à tout prix. Un chien n'importe lequel pourvu qu'il fasse le job.

Dans cette économie qui se réinvente à la vitesse grand V, une opportunité unique se dessine pour les vieilles dames isolées en possession du saint graal: un caniche. Cette bête, objet constant de railleries, constitue potentiellement un business juteux. "Propose chien à balader. 100 euros la demi-heure et tarif dégressif à partir de 3 sessions réservées. Kit de ramassage de crottes inclus." Offre vue dans Le Bon Coin. Finies la solitude et les retraites maigrelettes. À vous de jouer Mesdames !

Il ne s’agira pas de renvoyer ces malheureuses bêtes à leur destin cruel de Lassie sans famille, une fois que tout sera fini. De toute façon, la nature aura repris le pouvoir et les animaux avec elle. Alors que l'humanité se réfugie entre quatre murs, la faune, elle, commence à se manifester un peu partout. C'est nous qui finirons promenés en laisse, dans une planète gouvernée par les chiens. La revanche de Brigitte Bardot. No Pasaran !