jeudi 29 décembre 2022

Docteur Jacky a rejoint les étoiles

 

On rembobine et on recommence car le titre ne va pas. Jacky détestait les phrases mièvres et les réminiscences de superstition catholique. Elle regardait la vie droit dans les yeux et avait le sens des répliques choc qui secouaient souvent ses interlocuteurs, plus habitués à mettre les formes. À quoi bon s’encombrer d’artifices et pour saluer comme il se doit sa mémoire : Jacky, clap de fin ! 


Jacky était ma psychiatre depuis plus de 10 ans. Difficile de décrire le lien unique qui se crée dans le secret du confessionnal entre un spécialiste du cerveau et les âmes en questionnement, surtout lorsqu’on a la chance de tomber sur une écoute profondément humaine. Jacky n’était pas du genre à simplement osciller la tête de manière mystérieuse et laisser ses patients seuls face à un silence déroutant. Nous avions au contraire des échanges passionnés sur la politique, la littérature et les grands enjeux sociétaux. Je me demandais souvent si cela était normal dans un contexte d’analyse mais, en cas de situations difficiles, Jacky avait toujours su rendosser sa blouse de médecin et apporter les conseils et l’éclairage nécessaires.  


Depuis deux ans, nos rendez-vous s’étaient espacés. Jacky avait officiellement pris sa retraite et gardé uniquement quelques élus en consultation, choisis pour l’intérêt de leur discussion et sans pathologie lourde, du moins c’est ce que je me disais ! La crise sanitaire était aussi passée par là. Je ne me rendais plus dans son cabinet aux murs recouverts de livres mais l’appelais sur son portable. D’un commun accord, nous avions banni la visio qui créait une fausse proximité aliénante. Le distanciel avait remplacé le présenciel, pour utiliser ces termes moches devenus courants avec la pandémie.  


Jacky nous a brutalement quitté le 14 décembre dernier, le jour de la demi-finale France-Maroc. Ultime pied de nez au destin pour celle qui détestait le foot et Noël. Nous partagions d’ailleurs cette aversion qui était un sujet récurrent d’agacement et de plaisanterie entre nous. Cette ironie du destin m’a fait sourire malgré ma tristesse mais nous n’aurons pas l’occasion de faire le point sur la manipulation des foules par le foot ni de nous réjouir de la défaite de l’Équipe de France. Macron devra trouver autre chose pour endormir le peuple et assumer ses vilénies. Quant à moi, il me faudra chercher une autre oreille pour débriefer de la pesanteur des fêtes de fin d’année et définir des bonnes résolutions porteuses de sens pour 2023.  


Jacky avait, comme moi, le cœur à gauche. Un expert en sociologie nous classerait dans la catégorie des bobos, Jacky à tribord, avec les bourgeois, et moi à bâbord, avec les bohêmes. En effet, nous avions en commun l’attachement au service public malmené par les intérêts du grand capital, l’amour de l’art et des belles choses mais Jacky ne comprenait pas mon goût immodéré pour les voyages immersifs et sportifs où le corps est mis à l’épreuve et le confort souvent rudimentaire. Pour elle, ces aventures dont je rentrais toujours ragaillardie la laissaient perplexe et assimilées à une forme de délire masochiste. Jacky était curieuse de la rencontre de l’autre et de l’ailleurs, mais dans le confort d’un 4 étoiles, baignant si possible dans une ambiance surannée et avec un piano bar. Elle avait fait sienne la formule de Guy Bedos : « Être prêt à mourir pour le peuple ça ne signifie pas qu'on est prêt à vivre avec. » Elle aurait adoré La Havane et ses palaces décrépis.  


De par cette connivence improbable, j’ai été informée de sa mort le jour-même et invitée à sa crémation qui a eu lieu une semaine plus tard. C’est Françoise, la femme de ménage de Jacky et également fidèle parmi les fidèles, qui m’a prévenue. Je me suis ainsi rendue par un matin blême au pôle funéraire situé dans une banlieue dortoir et où était réunie une poignée d’inconnus. Françoise m’a rapidement présenté les principaux protagonistes : Joël, le concierge et confident, son ex-belle fille, le neveu qui hérite de tout et qu’elle n’aimait pas, de vieux amis dont elle ne connait plus les noms… Cette réunion semblait directement inspirée d’un roman d’Agatha Christie.  


Jacky avait 77 ans mais n’avait pas rédigé de testament. « Elle se croyait invincible. », a commenté Françoise. Pépé, mon ami banquier et qui était aussi un patient de Jacky, ne s’en remet pas. Lui qui susurre à l’oreille des vieilles rombières aurait pu l’orienter vers des placements stratégiques et le choix de bénéficiaires adaptés. De mon côté, je lui aurais suggéré de tout laisser au CHU pour lequel elle a tant œuvré et qui est bien mal en point.  


On ne connaît jamais vraiment les gens et surtout pas son psychiatre, malgré les longues heures de confessions intimes mais qui, déontologie oblige, ne se font que dans un seul sens. À ma grande surprise, Jacky n’avait plus de parents directs et vivait seule depuis des années, alors que je l’avais toujours imaginée entourée d’une famille unie, avec des petits-enfants. Pourtant elle ne semblait pas souffrir d’un sentiment de solitude et dégageait au contraire une certaine plénitude, rythmés par des coups de gueule récurrents. Cette force était-elle une simple apparence ? Encore une conversation que nous n’aurons jamais.  


Je n’avais jamais assisté à une mise en cendres et l’expérience m’a semblé surréaliste, d’autant plus que je me retrouvais brutalement plongée dans la sphère privée de mon analyste. 


Tout devait être plié en vingt minutes et le timing a été respecté. Le maître de cérémonie avait l’allure et le phrasé d’un videur de boîte de nuit. Deux ou trois personnes ont pris successivement la parole. Quelqu'un a cité Alexandre Dumas. Puis un diaporama est passé en boucle, avec Hallelujah de Leonard Cohen en musique de fond. La vie de Jacky a ainsi défilé en quelques photos, dont une où elle posait devant La Fontaine de Trevi. Elle adorait l'Italie. Enfin, les gens se sont levés pour déposer une fleur sur son cercueil avant qu'il ne disparaisse dans le royaume des limbes. L'émotion était palpable malgré le format express.  


Jacky souhaitait finir sur une note simple mais là c'était vraiment expédié : une vie entière guidée par une vraie exigence intellectuelle célébrée dans une prestation standard et autour de quelques clichés. Je me suis éclipsée rapidement car tout cela était trop glauque. La gentille ex belle-fille a récupéré l'urne afin que les cendres de Jacky soient dispersées au Jardin des Plantes ou dans l'océan et non à la sortie du crématorium comme le préconisait initialement le fiel héritier. J'embrasse Françoise et nous nous promettons de nous revoir rapidement, désormais soudées par un souvenir commun. 


Voilà Cher Docteur, j'arrive à la fin de ce modeste hommage que je tenais à vous rendre et il est temps de vous dire au revoir, même si je continuerai à vous parler longtemps. Il n’y a pas de solution miracle et l’être humain fait comme il peut pour être en paix avec lui-même et tenir le coup. La route est encore longue mais vous m’avez aidée dans cette rencontre avec un moi qui assume comme il peut ses choix non conventionnels. Je veillerai à échapper aux faux-semblants et à être digne de vos recommandations. Au revoir et merci mon amie. RIP Docteur Jacky ! 

 

mardi 15 décembre 2020

Y aura-t-il de la dinde à Noël ?

 













Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant dans lequel, simplement vêtue d'un pyjama et en chaussettes, je tente de gravir à contre-courant une piste de ski. La réalité est sur le point de dépasser la fiction et je ne serai bientôt plus seule à me débattre dans ce cauchemar récurrent. Pour favoriser un déconfinement maîtrisé et éviter de reproduire les erreurs consécutives à la première vague de la crise sanitaire, le gouvernement autorise la réouverture des stations de ski pour les fêtes de fin d'année, mais sans la réactivation des remontées mécaniques, provoquant une levée de bouclier dans les rangs de ceux qui vivent de l'or blanc.

Des esprits peu compatissants soulignent que les professionnels de la montagne ne devraient pas se plaindre car la neige n'est jamais au rendez-vous à Noël et qu’ils feraient mieux d’encaisser les aides de l'État, sans broncher. Certes mais, par un coup ironique du destin, il neige déjà à basse altitude et la saison s'annonce exceptionnelle.

Bienheureux les convertis aux raquettes ou au ski de randonnée, qui, grâce à leur rapport retrouvé à la nature, loin du béton et du bitume, pourront rayonner en toute autonomie. Les autres seront condamnés à faire des tours de parking, sans même avoir la consolation de l'après-ski. Les bars et les restaurants restent fermés et une bière à emporter n'a pas les mêmes vertus réparatrices que si elle est consommée au coin du feu.

Cette mesure n'est qu'un exemple de l'incohérence dans laquelle nous baignons et qui provoque la désorientation générale. Bienvenue en Absurdie.

Ma non essentialité est confirmée puisque je suis de nouveau barricadée malgré moi en 100% télétravail, avec interdiction formelle de me rendre au bureau ou d'effectuer des rendez-vous extérieurs. "C'est pour votre bien. Votre santé avant tout." Mon œil car quelques jours avant le reconfinement, je frôlais le blâme pour avoir refusé d'effectuer un déplacement inutile en pleine reprise de l'épidémie. Je ne fus pas la seule à m'insurger et il en résulta une chasse aux sorcières digne des pires moments du maccarthisme. On veut bien être de la chair à canon sacrifiée sur l'autel du Grand Capital mais on demande juste à comprendre.

L'équipe est dispersée dans toute la France et cela va faire un an que nous ne sommes pas vus. Nous échangeons exclusivement par téléphone, sans vraiment savoir qui est au bout du fil. Certains ont pu changer de sexe, quitter le pays ou se faire remplacer par leur ado précoce.

A l'exception des misanthropes pour lesquels le contexte actuel est du pain béni, les hommes sont des animaux épris de collectif et stimulés par les interactions sociales. Le distanciel à outrance finit par taper sur le système et il existe des signaux de faiblesse caractéristiques : difficulté d'allocution, identification à une Intelligence Artificielle, agressivité numérique... Les spécialistes préconisent de limiter le télétravail à 3 jours par semaine pour éviter des dommages collatéraux irréversibles.

Prenant en compte ces différents paramètres et toujours soucieuse de notre bien-être, la Direction a décidé de nous accorder une liberté conditionnelle à partir du 15 décembre. Nous pourrons nous déplacer une fois par semaine, sous réserve de moult validations par mail et concertations de couches de chefaillons.

Cette date marque aussi l'élargissement de notre zone de shopping, seule activité autorisée et unique divertissement potentiel. J'ai désappris à danser la salsa, la magie du cinéma ne fonctionne pas sur petit écran et j'ai versé une larme devant la porte close de mon pub préféré.

On va peut-être sauver Noël et la frénésie mercantile qui l'accompagne mais à quel prix ! Ce sont des êtres à bout de course qui vont se retrouver au pied du sapin. Les astres prédisent une déferlante de drames familiaux, suicides collectifs et Festen en tout genre. Le Couteau, La Dinde, la Bûche et le Xanax. La combinaison fonctionne aussi dans le désordre. Joyeux Noël ! No Pasaran !


mercredi 2 septembre 2020

Respire

 











« Et ça continue encore et encore. C’est que le début d’accord, d’accord... » Ce refrain de l’incontournable troubadour du Sud-Ouest, Francis Cabrel, me poursuit comme un air entêtant. Après 55 jours de confinement strict et une libération par étapes, la pénitence semblait suffisante mais, pas de repos pour les guerriers, le virus revient en force.

 

La parenthèse estivale n’a rien eu d’enchanteur. Le spectre de l’épidémie a continué de nous hanter avec toutes les incertitudes associées. On n’a eu de cesse d’hésiter à jouer à saute-frontière, danser collés-serrés ou juste s’étreindre. Humains trop humains, les jeunes se sont plus relâchés, mus par un irrépressible besoin de vivre.

 

Faute de boîtes de nuit, c’est le règne des free parties. De nombreuses soirées clandestines sont organisées, en privilégiant les coins paumés pour mieux se cacher des autorités et contourner la censure. Le tour de Creuse à vélo effectué au mois d’août avait pour ambition secrète de tester ces expériences interdites mais, on a eu beau laissé traîner nos oreilles dans des villages tombés aux mains d’alternatifs, rien n’a filtré. Trop vieux, trop socialement établis pour être invités à une communion électronique en pleine nature. Méfiez-vous cependant des apparences ! Notre génération dite X a connu la vie sans Internet mais aussi les premières raves, et notre fièvre festive est restée intacte !

 

Avec la rentrée, l’heure du châtiment a sonné. Mon département de résidence est classé rouge, non pas par rapport au bord politique des habitants, mais à cause du nombre conséquent de personnes infectées. Le port du masque est obligatoire partout et en permanence. Comble de l’absurde, la mesure concerne aussi les cyclistes, les joggeurs et les motards.

 

Les adeptes de la course à pied ont ainsi le choix entre renoncer à la pratique et grossir, se soumettre aux consignes et mourir par suffocation ou profiter de la fenêtre de tir entre 3h et 7h du matin et alimenter la rubrique des faits divers sordides du canard local. En mon âme et conscience, je prends le risque de rester à visage découvert en faisant mon footing, le masque à portée de main, prête à dégainer en cas de contrôle. Ce n’est pas de l’insoumission mais du bon sens et qu’on ne me parle pas des maudits français qui ne respectent rien.

 

Le masque peut tout de même être retiré pour satisfaire certains besoins essentiels : boire, manger et fumer. Chacun déterminera son ordre de priorités. Une vieille dame croisée dans un train régional avait détecté la faille dans le dispositif et mis au point une astucieuse stratégie. Pendant toute la durée du trajet, elle a mangé des cracottes avec une lenteur étudiée et sous l’étroite surveillance de la contrôleuse qui trépignait de ne pas pouvoir la verbaliser. Deux heures de voyage, 4 cracottes, arrêt sur image et pied de nez à l’ordre établi. Mamie Cracotte n’a pas poussé la provocation jusqu’à allumer une cigarette sur le quai de la gare. La tentation était pourtant grande mais des « Brigades de Santé » auraient pu rabrouer sans ménagement l’indomptable grand-mère.

 

Le masque est devenu un accessoire incontournable dont on doit supporter l’encombrante omniprésence. Il faut adapter ses armes de séduction et miser sur le brillant du cheveu et la magie du regard. Sale temps pour les yeux de poisson mort et les fronts marqués par la ride du lion.  La chaîne Marionnaud a tout de suite réagi et propose des promotions sur les mascaras et les ombres à paupières afin de révéler notre beauté intérieure. La nième rediffusion d’Angélique Marquise des Anges offre aussi des tutoriels précieux pour peaufiner les œillades coquines et faire tomber les masques et les pantalons.

 

Un nouveau confinement se profile et il s’agit d’anticiper et d’éviter de subir la situation. L’objectif est de ne pas se retrouver cloîtrer dans nos appartements en ville mais de tenter une aventure communautaire à la campagne, en misant sur l’autosuffisance et le retour à la terre. Un petit groupe est déjà constitué et il reste des places. On hésite encore entre l’Ariège dans la lignée des hippies de 68 et une île bretonne pour la touche Dix Petits Nègres. Les candidats potentiels sont invités à se manifester avant le 15 septembre pour un embarquement immédiat, en précisant leur scénario de prédilection : Autumn of Love ou Murder Party. No Pasaran !





mardi 23 juin 2020

Train de vie



"Les TER sont à 1 euro pendant tout le mois de juin, ne restez pas chez vous !" La Région Occitanie orchestre secrètement un génocide massif avec la complicité de la SNCF, à travers une pseudo invitation au voyage. L'objectif exprimé hésite entre la nécessité de relancer le tourisme local et le souci de permettre au plus grand nombre de se déplacer sans se ruiner. Il est évident que cette offre promotionnelle n'a pas été complètement réfléchie car les ambitions économiques et sociales ne convergent pas. Ce ne sont pas les petits gens qui fréquentent assidûment les hôtels et les restaurants. Ils font en général l’aller-retour dans la journée et emportent leur casse-croûte. Ils pourraient se laisser tenter par une glace pour les enfants et une bière pour les parents mais pas plus. Des temps difficiles restent à venir.
Ces trains du peuple vont surtout faire repartir de plus belle la Covid-19. Le nombre de billets vendus n'est pas proportionnel à celui des places disponibles. Aux heures de pointe et pendant le week-end, les wagons se transforment en embarcations de fortune, remplis à ras bord de pauvres diables qui avaient juste envie de voir la mer ou d'embrasser leur grand-mère. Oubliés distanciation sociale et gestes barrière. Le paramètre crise sanitaire ne semble pas avoir été pris en compte dans ce judicieux coup de marketing.
Les passagers sont entassés et laissent tomber leurs masques, non pas par provocation mais tout simplement pour respirer. Les quais des gares sont noirs de monde et l'hystérie s'empare des corps. La foule pousse pour entrer de force dans des compartiments déjà pleins, les enfants sont piétinés, les vélos balancés dehors, un vieil homme pleure en disant qu'il a perdu sa femme dans la bousculade. Comble de l'absurde, une voix informatique répète inlassablement les consignes d'hygiène à respecter sous peine de sanctions et assure l'engagement de la SNCF pour garantir la sécurité des voyageurs.
Quand l’espace devient trop saturé, l’ordre est donné par les rares agents présents de descendre et de trouver un mode de transport alternatif. Chacun ne peut alors compter que sur son sens de la débrouillardise : sauter dans un Express en première, tenter le stop ou encore réclamer l'asile ferroviaire.
Est-ce la meilleure façon de nous aider à nous remettre de l'épreuve du confinement ? Le développement d'une mobilité douce et réconciliée avec l'environnement que le gouvernement décrit comme son cheval de bataille sonne comme une mauvaise blague. Ce qui est beau, ce n’est pas la destination mais le chemin. Monsieur Le Président, donnez à la SNCF les moyens de nous faire rêver !
La première fois, on se dit que cette affluence incontrôlée est due à un bug du système de réservation, mais lorsque le scénario se répète le dimanche suivant, un soupçon de complotisme nous envahit. Serions-nous devenus de vulgaires rats de laboratoires sur lesquels sont pratiquées toutes sortes d'expériences et tortures psychologiques ? Plusieurs clusters ont été détectés sur la ligne Narbonne-Toulouse.
Même si comme le disait justement le regretté Guy Bedos : “Être prêt à mourir pour le peuple, ça ne signifie pas qu'on est prêt à vivre avec. », des aspects positifs de cette expérience collective méritent d’être soulignés. 
La proximité retrouvée permet de sortir de l’entre soi et de côtoyer d'autres pans de la société. Ainsi, lors de l'épisode II du Ter Infernal, je suis collée à des bidasses en route pour leur caserne et autres chouettes aventures musclées. Leur paquetage est  impressionnant, entièrement kaki et marron, les couleurs tendances, mais c'est la composition du groupe qui retient mon attention : un malien, un marocain, un brésilien, deux espagnols et un péruvien. Ces jeunes recrues semblent tout droit sorties d'une série sur les GI américains. Aux États-Unis encore plus qu'ailleurs, les personnes issues de l'immigration n'ont pas beaucoup de choix de carrière. La voie militaire est une opportunité, quitte à servir de chair à canon, sans aucune forme de reconnaissance à la clé.
Ce ne sont pas seulement des personnages stéréotypés mais de vrais soldats. Les sacrifiés potentiels à l'enfer du devoir m'expliquent qu'ils s'entrainent pour intervenir dans des zones de conflits. Ils ne connaissent pas le lieu de leur prochaine mission mais peu importe, pourvu qu'il y ait de l'action. Je pressens que mes interlocuteurs n'ont pas une connaissance précise des enjeux géopolitiques internationaux et préfère échanger autour de notre passion commune, le sport. L'évocation de mes cours de barre à terre ne laisse d'ailleurs pas indifférents ces gros durs aux pieds d'argile. Le travail postural en profondeur complète parfaitement les disciplines ultra-cardios et garantit une forme physique optimale. Battements, dégagés et pied dans la main, les gars !
Confortée par cette complicité inattendue, j'explique à mes nouveaux amis que les guerres contemporaines ne se jouent pas forcément hors de nos frontières. Si le contexte social se durcit, ils seront peut-être appelés pour contenir la grogne des citoyens et je pourrais être dans les rangs des insoumis. C'est moins facile de cogner sur des visages familiers. Alors les garçons, sans envisager le pire, n'oubliez pas le convoi 4663. Nous sommes des frères d'armes, des survivants de la bataille du rail. Un lien indéfectible nous unit désormais. No Pasaran !

mardi 16 juin 2020

I HAVE A DREAM




Ça bouge de nouveau dans l'appartement d'à côté. La fumée de cannabis sature l'atmosphère et de joyeuses conversations imbibées d'alcool animent l'immeuble jusqu'à point d'heure. Ganja Man, mon petit voisin rapatrié malgré lui chez ses parents depuis le 16 mars, est de retour. La fin du confinement a définitivement sonné. Ganja Man parle comme Orelsan dans Bloqués, surfant sur le style racaille, le tout dans un quartier calme et résidentiel. Erreur de casting ? Ses paroles ne sont pas toujours intelligibles mais on perçoit son implication dans de vrais combats : gérer la gueule de bois pour mieux rebondir sur de nouvelles teufs ou encore maintenir l'illusion d'une assiduité dans les études, unique passeport pour la liberté et le sponsoring parental. Je reste indulgente en souvenir de ma propre jeunesse. Le sevrage forcé dans le foyer familial n'a pas dû être évident.
Tout semble donc redevenu normal et chacun apprécie les bonheurs simples comme prendre un café au comptoir ou boire une bière en terrasse. La première fois, on a envie de verser une larme tellement ces moments nous ont manqué. 55 jours enfermés sans broncher. "I am a ghost, living in a ghost town", le dernier tube des Rolling Stones, véritables pythies rock'n roll, prédisait cette aventure collective dont nous peinons à nous remettre. Une puissance invisible continue à nous surveiller et les esprits sont loin d'être apaisés.
Pas de répit et le gouvernement martèle à nos oreilles que le virus est toujours là et qu'il faut respecter les gestes barrière. Les consignes semblent de plus en plus absurdes et contradictoires. Les masques glissent sous le nez et les mains pèguent à cause de l'utilisation excessive de gel hydroalcoolique. Nous ne sommes pas qu'une bande de gaulois réfractaires mais le cercle de confiance est rompu.
Cela fait tout de même du bien de renouer avec le contact humain mais le reste, trop de gens dans les rues, les queues devant les enseignes à logos, la circulation qui a repris, non. Cette gesticulation frénétique ne m'enchante guère et je regrette la magie du temps suspendu.
Plus intéressant est le réveil de la grogne sociale avec l'organisation illégale de manifestations. Les regroupements de plus de dix personnes demeurent interdits. La dénonciation des violences racistes vole la vedette au sauvetage du secteur public. La vague d'indignation est partie des Etats-Unis où un homme noir qui s'appelait Georges Floyd a été tué par un policier blanc. Depuis et comme conséquence directe de l’effet papillon, le monde entier s'est embrasé.
La France a aussi son George Floyd, Adama Traoré, décédé en 2016 après une interpellation trop musclée, et une foule hétéroclite réclame justice. Je n'avais pas vu une telle mobilisation depuis l'inoubliable "Touche pas à mon Pote" de mon enfance. On croise à la fois des jeunes aux coupes afros et disciplines de Malcom X, des Gilets Jaunes privés de samedis et des shoppers désœuvrés qui se joignent au cortège entre deux boutiques. Je ne parle pas de ceux qui, planqués derrière leur ordinateur, ont un sursaut de conscience morale et postent frénétiquement sur les réseaux sociaux des "Black Lives Matter", en espérant gagner un maximum de Like.
La plupart de ces personnes ont découvert très récemment la triste histoire d'Adama Traouré mais qu'importe, l'important est de ne plus tolérer l’inacceptable. "Au-delà de nos oripeaux, Noir et blanc sont ressemblants comme deux gouttes d'eau", chantait le troubadour toulousain, Claude Nougaro. Le même sang rouge coule dans nos veines.

Gagnée par cette ambiance de lutte pour les droits civiques, je me prends à rêver d'un destin à la Jean Seberg mais qui se terminerait bien. New York Herald Tribune. Cette américaine, révélée par Otto Preminger puis Jean-Luc Godard, mariée à Romain Gary, a été parmi les premières actrices à prendre des engagements politiques pour faire entendre la voix des Noirs américains dans un contexte de ségrégation raciale, ce que sa blondeur et son joli minois n'aurait pas laissé supposer.  Elle a un temps entretenu une liaison avec un personnage trouble qui se présentait comme un militant des Black Panthers. Le FBI l'a mise sur écoute et surveillée étroitement, contribuant à fragiliser sa santé mentale déjà vacillante. Sa mort mal élucidée mit un point final mystérieux à son existence.

Je mets de l'or dans mes cheveux et passe en revue les icônes noires potentielles : Lilian Thuram, Yannick Noah, Omar Sy, Edgar, mon prof de salsa, particulièrement investi auprès de la gent féminine... Aucun ne m'inspire et puis d'ailleurs, pourquoi le chef de file devrait-il être un homme ? Soudain me vient une idée. Et si on demandait à Christiane Taubira de reprendre du service ? Cette ancienne Garde des Sceaux originaire de Guyane a commencé sa carrière comme militante indépendantiste et est à l'origine de la loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité. Elle surnage au-dessus des politicards véreux et intellectuellement limités et pourrait nous guider vers une mondialisation heureuse et citoyenne. Madame Taubira si ce message vous parvient, on vous attend. Société, tu m’auras pas ! No Pasaran !

jeudi 28 mai 2020

Les Chemins de la Liberté



Le gouvernement a entrouvert nos cages depuis deux semaines. Certains commerçants dont l'activité n'avait pas été estimée essentielle dans la situation d'urgence ont pu remonter le rideau métallique de leurs boutiques et essayent de sauver leurs affaires. Les salons de coiffure ne désemplissent pas. Pas de repos pour les braves. Ça shampouine sec, rattrape les coupes mulets et camoufle les signes du temps qui n'est plus suspendu. Je passe mon tour pour le moment. J'ai les cheveux longs et suis encore préservée des racines honteuses qui pourraient trahir mon âge avancé. Il y a moins de bousculades chez les esthéticiennes. Sauf pour celles qui revendiquent le droit de garder leurs poils et y trouvent une forme d’affirmation sociale, retournez au plus vite vous faire chouchouter dans un institut de beauté. Cela fait un bien fou et toutes les précautions sont prises. Camarades garants du glamour, vous nous avez manqué et on commence à se sentir moins moches. Cette sinistre période où l'on traînait en jogging informe malgré nous semble enfin révolue. Merci de nous rendre notre humanité !

Demain, Édouard Philippe, notre Premier Ministre bien-aimé, nous révéle les grandes lignes de la phase trois qui démarrera le mardi 2 Juin, juste après le Pont de la Pentecôte, histoire de prolonger un peu plus la pénitence. Le suspense reste entier et les pronostics vont bon train sur les réseaux sociaux. Les bookmakers s'en donnent à cœur joie: rouge, vert, orange, plages, bars, salles de sport, rayon élargi à 300km ... On se croirait dans une mauvaise série de Netflix. Je demande à parler aux scénaristes. Jusqu'au bout, on aura été traités comme des enfants et contenus dans une cocotte minute prête à exploser.

Le week-end de l'Ascension a eu des faux airs de l'Eté 36, même si le front actuel n'est pas exactement populaire. Comme à l'époque des premiers congés payés, les citadins trop longtemps privés de nature sont partis à bicyclette et l'esprit joyeux découvrir les campagnes environnantes. Avec le soleil retrouvé, ils souriaient béatement et l'ivresse des montagnes les gagnait dès 200 mètres d'altitude. 

J’ai retrouvé avec bonheur l’Ariège, territoire verdoyant et sauvage, après deux mois de confinement strict en ville où l'on finit par pleurer à la simple vision d'un coquelicot émergeant difficilement entre deux trottoirs. Peuplé de cheveux longs, de grands lits et de musique, le département compte une multitude de Maisons Bleues de Maxime Le Forestier. Dans la faune locale, les télétravailleurs isolés et sacrifiés au capitalisme sont des exceptions. Le WiFi est crypté, les zones blanches prédominent et l'on prône un mode de vie alternatif et communautaire. 4x4 s'abstenir ! Avec ma vieille twingo et ma coupe Janis Joplin post Covid, je me fonds parfaitement dans le décor. L’ambiance Summer of Love a pourtant été brutalement interrompue par l’intrusion d’un employé de mairie qui installait des barrières autour du parking municipal. Dans notre imaginaire fortement ébranlé par l’enfermement, cela correspondait à de nouvelles restrictions et la fin d’un espoir de salut. Le fonctionnaire a maladroitement tenté de défendre l’évidente mesure anti-aspirants au retour à la terre : « Pas du tout Messieurs-Dames, cela vient d’un arrêté plus ancien. ». Les babas cools du camion d’à côté ont oublié leur positionnement pacifique et sont partis en klaxonnant avec indignation. 

Depuis Toulouse et même avec un bras très long, il n’est pas possible d'atteindre la mer en appliquant la règle des 100km. Largement relayées dans les médias, les mesures appliquées pour contrôler l’accès aux plages arrivent cependant à contenir notre frustration. Le choix est proposé entre la version dynamique et le risque d’être poursuivi par un disciple du Gendarme de Saint Tropez si l’on tente de faire bronzette sur sa serviette ou la version statique et la mise en enclos sur réservation. La Grande Bleue attendra. 

Les parisiens sont les moins bien lotis. Les jardins et les parcs restent fermés au public et seuls quelques bords de pelouses sont accessibles et pris d'assaut. Le tourisme improbable en banlieue pourrait être une option. Le 93 célébré récemment dans Les Misérables, film primé à Cannes, n'est pas dénué d'exotisme mais manque de vertes prairies et de vues dégagées. 

Il faut saluer le joli coup réalisé par le Ministère du Tourisme pour nous faire re-découvrir la France et promouvoir le concept de la micro-aventure près de chez soi.  Mais une campagne de communication musclée n'aurait-elle pas suffi, plutôt qu'une pandémie doublée d'une crise économique et sociale ?

Je dois vous laisser car Édouard est sur le point de prendre l'antenne. Je précise qu'il s'agit d'Édouard avec un grand E, le magnifique, le magicien, le magique Édouard Baer qui illumine nos jours et nos nuits, grâce à sa fantaisie et sa voix de radio envoûtante. Un Édouard peut en chasser un autre, surtout quand il a un tel charisme et qu'il sait porter comme personne la barbe de trois jours. Mon objectif est désormais d'être reconfinée avec lui pour l'épisode 4. No Pasaran ! 

samedi 16 mai 2020

Le Jour d'Après



Le déconfinement, c'est maintenant. En mai, fais ce qu'il te plaît mais avec les gestes barrière. Ce mois d'habitude si charmant, prometteur de farniente et de renouveau avec sa ribambelle de jours fériés dont on a oublié la signification originelle, a perdu toute sa légèreté. Personne ne se projette au delà de 24 heures ni à plus de 100 km. Nous avons basculé dans le monde d'après mais la date du 11 mai n'entrera sans doute jamais dans l'Histoire.

Dès que le feu vert a été donné, j'ai sauté sur mon vélo pour ne rien rater et renouer avec le tumulte de la ville. J'ai essayé de faire abstraction des moteurs qui vrombissaient derrière moi car je ne pédalais pas assez vite. Les chauffards ont rongé leur frein pendant huit semaines et voici venu le moment du défoulement. J'ai vainement cherché les marquages des pistes cyclables temporaires supposées promouvoir la mobilité douce. "Rien que des mots... Parole, parole, parole...". On nous aurait menti?


Un sentiment de vertige m'a envahie lorsque j'ai franchi le Pont Neuf qui surplombe la Garonne, accentué par la perte des repères spatio-temporels. Je ne m'étais rendue que trois fois dans le centre pendant le confinement, le cœur battant et avec la sérénité d'un juif s'échappant du ghetto de Varsovie. Jean-Paul Kauffman, journaliste et otage au Liban pendant 3 ans, décrit parfaitement ces symptômes de stress post-traumatiques dans son autobiographie.

Je n'ai vu aucun char portant des GI américains triomphants ni de bals improvisés dans la rue. Il n'y avait que des gens hagards et masqués qui marchaient péniblement, à l'écart les uns des autres. La distanciation sociale est désormais notre lot quotidien.

Les employés de boutiques regardaient  timidement les badauds derrière leurs visières en plastique, obligés de vendre à tout prix, malgré la peur de la contagion. J'étais moi même déchirée entre les bons principes de consommation responsable et l'envie irrépressible de faire du shopping. Lassée de voir ses rides en gros plan lors des séances Skype, l'une de mes proches dont je tairai l'identité a pris rendez-vous pour faire des injections de botox. Au diable la culpabilisation, nous revendiquons le droit d'être féminines et futiles à nouveau ! Gare tout de même au choc de la perte de pouvoir d'achat et au potentiel retour des Gilets Jaunes sur le devant de la scène. «On est là ! Même si Macron le veut pas, nous on est là ! Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron le veut pas, nous on est là !». Il ne manquait plus qu'eux.

Les applaudissements le soir à 20H ont perdu en intensité, les primes Covid promises aux personnels de première ligne tardent à venir, le gouvernement noie le poisson en parlant de canonisation des héros le 14 juillet. Des médailles ne suffiront pas à résoudre les problèmes ni à sauver l'hôpital. La grogne monte dans les rangs des blouses blanches et les manifestations reprennent, avec la répression policière inhérente. Les soldats du secteur public, après avoir combattu le virus main dans la main, se retrouvent à nouveau face à face, dans des camps ennemis.

La fête est déjà terminée à Paris. Les apéritifs de la victoire, collés serrés au bord du Canal Saint Martin, ont fait désordre et Castaner a sifflé la fin de la récré. Les français sont incorrigibles mais tellement humains. On n'est pas sérieux quand on a étouffé trop longtemps dans des appartements minuscules et ne nous rabattez pas les oreilles avec le courage exemplaire d'Anne Frank!

Cette ambiance morose donne envie de rester chez soi pour profiter encore de la magie du temps suspendu. Et si, comme l'a prédit Michel Houellbec avec l'optimisme qui le caractérise, la société n'avait tiré aucune leçon de cette parenthèse inattendue et continuait à foncer droit dans le mur, dans un contexte très dégradé ? Syndrome de la Cabane extirpe toi de ces corps innocents ! 

La misère sociale est également plus visible. Au cours de cette première grande sortie, deux personnes dont la mise soignée ne laissait pas supposer l'indigence m'ont demandé une pièce ou un ticket restaurant. La mendicité devient un sport compliqué avec l’accélération de la digitalisation des modes de paiement. Plus loin, un Punk à chiens m'a interpellée pour un tout autre motif : " C'était toi la tarte à l'oignon? Trop bonne, la tarte ! J'ai vu ta photo sur le site. C'est quand tu veux pour une nouvelle fournée. Les restos du Cœur ont réouvert mais c'est pas la même came". J'ai en effet apporté ma modeste contribution culinaire à un mouvement citoyen qui fournit des repas aux sans-abris. " Merci, ai-je répondu. Ce sera avec grand plaisir et on ne vous oublie pas. C'est juste qu'on est tous un peu déconfis avec la pseudo liberté retrouvée et totalement jetlagués dès qu'on s'éloigne trop de notre quartier. Ça va s'arranger." 


Pourvu que ces élans de solidarité ne soient pas que des feux de paille. Beaucoup de bonnes volontés individuelles ont surgi depuis le début de la crise sanitaire et il faut miser sur le collectif.  El pueblo unido, jamás será vencido ! Vivement le reconfinement lundi ! No Pasaran !