mardi 18 mai 2010

Les naufragés

















Le bal des avions a repris son cours. Bruyamment, depuis hier, ILS SONT de retour. L’alerte est passée et tout semble redevenu normal. Quelle drôle de crise provoquée par un volcan jusqu’alors méconnu de tous et au nom imprononçable : Eyjafjallajokull. La nature a triomphé une nouvelle fois de la raison humaine et des avancées technologiques, revendiquant sa place et ses droits.

Les médias ont parlé, non sans une certaine exagération, de « personnes en souffrance » bloquées dans les aéroports. La formule semble presque indécente car il n’y a tout de même pas eu de guerre ni de destruction massive. Les « victimes » ont d’ailleurs pris les choses avec calme, mesurant leur chance de ne pas avoir disparu dans un nuage de fumée. Le seul gros bobo est au niveau des compagnies aériennes qui vont lancer un SOS au monde entier pour combler le trou laissé dans leurs caisses.

Pendant quelques jours, plus rien ne semblait fonctionner dans notre pays car à l’interruption totale du trafic aérien s’est ajoutée la grève du personnel SNCF à la grogne infatigable. Lors d’une virée à Port-Bou, ville frontière entre la France et l’Espagne, j’ai assisté à des scènes qui semblait surgies d’un autre temps. Ce lieu de passage mythique représentait à la fin de la guerre civile espagnole le salut et la liberté pour des milliers de républicains fuyant un pays en ruine et tombé entre les mains de l’oppresseur. De cette époque, Port-Bou a gardé l’allure de destination du bout du monde, où le temps semble suspendu et d’où l’on n’est pas sûr de pouvoir repartir.

En l’occurrence ce jour-là, cette étape marquait bien la fin du voyage pour les quelques passagers malchanceux qui essayaient de se rendre en France et cet afflux imprévu de réfugiés n’était pas sans rappeler celui de 39. Les blackberries et les valises à roulette avaient certes remplacé les bâtons et les baluchons mais le sentiment de déroute était identique.

Un étrange personnage ne perdait pas une miette du spectacle. Attablé à la terrasse d’un café, il prenait des notes et croquait des portraits avec frénésie. J’ai appris un peu plus tard qu’il s’agissait d’un écrivain new-yorkais qui avait élu domicile dans ce petit port de pêche pour s’éloigner de la civilisation. Dans la lignée d’Hemingway, il cultivait le style de l’artiste maudit, s’enfilant verre de vin sur verre de vin et feignant de tirer sur les pigeons, seuls êtres vivants qui osaient s’aventurer auprès de lui. Encore un qui n’a pas su gérer le choc culturel.

Peu inspirés par l’expérience de sédentarisation de l’américain, la plupart des « naufragés » cherchaient à poursuivre leur voyage coûte que coûte. Ainsi cette umpette en tailleur et chignon strict qui agitait maladroitement une pancarte indiquant « Perpignan » et surtout la promesse d’une rétribution en euros, pour celui ou celle qui la sortirait de ce pétrin. Effet raté. La bonté ne s’achète pas. Profitant de notre statut privilégié de personnes véhiculées, nous avons alors décidé de lui donner une bonne leçon. Nous avons feint de ralentir à son approche pour accélérer aussi sec en brandissant le poing. No Pasaran ! Un peu plus loin attendaient de sympathiques alter mondialistes chevelus qui ont été ravis de profiter de l’aubaine d’un taxi gratuit et surtout de participer au pied de nez collectif à l’umpette.

J’avais songé un instant lui subtiliser ses papiers pour la mettre dans la peau d’une clandestine condamnée à survivre en milieu hostile, cherchant à échapper à la meute des policiers français, car après tout, pourquoi ce serait toujours les mêmes qui profiteraient des charters Besson ? Mes nouveaux camarades chevelus m’ont convaincu de m’en tenir à la résistante passive et je me suis résignée. L’umpette a ainsi conservé son identité mais est restée échouée au bord de la route. Elle était cramoisie à l’intérieur mais son chignon restait intact. L’honneur était presque sauf.

Moi aussi j’aurais aimé être bloquée dans un lieu exotique et lointain. J’y pense d’autant plus que mon appartement se trouve dans un couloir aérien et je vois passer constamment des avions en partance pour de mystérieuses destinations. Mon regard tombe soudain sur un livre négligemment posé sur une étagère : Milles destinations à connaître avant de mourir… J’ai du le recevoir pour un quelconque anniversaire et il a survécu à tous mes déménagements, passant d’un carton à l’autre, pour finalement attirer mon attention aujourd’hui. Je ne me rappelle même plus qui me l’a offert. Sans doute une personne en mal d’inspiration pensant faire preuve d’originalité.

Dans cet ouvrage, les destinations sont organisées par continents, pays et enfin par villes. Cette classification est des plus monotones et ne permet pas à l’esprit de voguer librement, en s’attardant sur un détail qui en rappelle un autre puis un autre. Je feuillette la section Londres par curiosité. Tous les lieux clichés et emblématiques sont mentionnés : Buckingham, le Ritz… Quel ennui ! Qu’en est-il des lieux underground dont je pourrais parler pendant des heures mais qui ont du passer de mode depuis pour laisser la place à de nouvelles adresses. Soudain, la nostalgie m’envahit, en repensant à cette époque. La vie à l’étranger procure un immense sentiment de liberté car on n’est que de passage. Un avion repasse dans le ciel. Attendez-moi ! Courage fuyons !