mercredi 18 août 2010

Machjaghjolu en Corsica
















C’est été, j’ai pris le maquis, non pas pour rejoindre un quelconque mouvement de lutte clandestin mais pour me ressourcer au contact de la nature, la vraie, et m’extraire du quotidien. Mission accomplie, même si je n’ai pas choisi une option aussi extrême que le héros d’Into The Wild, parti vivre seul au fin fond de l’Alaska et condamné à trouver lui-même sa nourriture dans un milieu hostile. Son destin peu enviable : l’estomac tenaillé par la faim, il mange par erreur une racine toxique et meurt dans d’atroces souffrances, n’incite pas vraiment à suivre son exemple. Doutant de mes capacités d’autosubsistance, j’ai préféré m’inscrire à l’un de ces séjours qui promettent du frisson, de l’aventure et une immersion presque totale, le tout dans la jungle corse. Je craignais une surreprésentation de jeunes freluquets prépubères rêvant de se faire chasser par une cougar mais j’ai eu la bonne surprise de tomber sur une équipe de trentenaires débonnaires essayant en vain d’expier par le sport leurs péchés quotidiens.

Beaucoup ne comprendront pas ce que l’on recherche à travers ce genre d’expérience. En effet, on paye pour suer, souffrir, être écorchés, couverts de bosses et de plaies suintantes, avaler tant bien que mal une tambouille indigeste, passer des jours sans se laver, vivre les uns sur les autres, mal dormir à cause des ronflements des voisins… Pourtant et c’est le plus curieux, on y trouve un certain plaisir et mieux encore, on s’habitue à la promiscuité et aux préoccupations scatologiques. Les morceaux de papier toilette, biens précieux et convoités, s’échangent sous le manteau. La nuit, c’est le bal des lampes lucioles qui s’éclipsent en secret du campement pour savourer quelques instants de solitude. Alors que notre époque est marquée par le triomphe des individualismes, une solidarité inattendue s’est développée dans l’épreuve. Dépouillé de tout, l’homme reconstitue instinctivement une tribu.

Et puis surtout la Corse est parfaitement propice au dépaysement. Ce petit bout de France qui résiste à l’oppression immobilière et technologique possède un fonctionnement et des règles propres. Car aujourd’hui que signifie se couper du monde sinon perdre le réseau et arriver enfin à lâcher son téléphone portable, devenu un objet silencieux et inutile ? Les militants indépendantistes ont du trouver une combine pour brouiller les lignes et dérouter les touristes, alors privés de leur principal repère. Les épiceries de village rappellent aussi les magasins d’état cubains : sur les étalages, deux boîtes de conserves mènent une lutte acharnée contre une tomate et un concombre, tous les produits sont labellisés corses et passez votre chemin si vous mettez en doute l’authenticité de cette traçabilité autoproclamée. Concernant les cigarettes, je me demande s’il n’existe pas des tickets de rationnement réservés aux autochtones car les commerçants sont généralement en rupture de stock et orientent les malchanceux accros à la nicotine vers l’unique bar du village qui leur vend les paquets à prix d’or. Loin de moi l’idée de sous-entendre qu’il s’agit d’une mafia organisée.

Cette terre est également pleine de dangers qui ne se situent pas toujours la où on les attend. Si vous apercevez une groupe de vieux messieurs en train de jouer aux cartes dans un café pittoresque, ne vous laissez pas attendrir pas ce tableau bucolique tout droit sorti d’un film de Pagnol, au contraire, fuyez sans vous retourner. Il s’agit en fait d’une stratégie pour vous attirer et dès que vous vous approchez, ils vous tiennent et vous forcent à boire de la gnole locale jusqu’à plus soif. Je l’ai testé à mes dépends lors d’un violent orage en ayant voulu m’abriter dans l’un des ces hauts-lieux de l’âme corse. Il flottait dans l’air une forte odeur d’anis et chacun des clients étaient enveloppés d’un nuage de vapeur jaune. L’un d’eux m’a demandé: « On vous offre une verre ? Vous voulez boire quoi ? ». J’ai décliné gentiment la proposition prétextant l’heure matinale. Il a insisté : « Ici on boit, sinon on sort ». Les éclairs grondaient de plus en plus fort dans le ciel et la pluie était diluvienne. J’ai alors demandé timidement : « Une bière, ça suffit ? ». Une autre réfugiée climatique est ensuite entrée dans le bar : « Vous vendez des cigarettes ? ». Réponse négative du tôlier qui une fois de plus a prétexté les difficultés d’approvisionnement. D’humeur blagueuse, le client qui s’était précédemment adressé à moi lui a proposé une alternative : « Héroïne, cocaïne ? ». La jeune femme est restée interdite, ne sachant pas si elle devait prendre au sérieux le « papi dealer ». La pluie s’est soudain arrêtée et je me suis ruée à l’extérieur. No pasaran.