11 septembre 2019. Il est 6 heures
passées de 31 minutes et je suis plantée devant la porte
d'embarquement du vol AF 6125 Toulouse-Paris. Je n'ai jamais eu peur
de l'avion mais la mémoire reste vive et les images des Twin Towers
en flammes n’arrêtent pas de défiler dans ma tête. Comme les
personnages de Destination Finale
qui se savent voués à un destin funeste et fortement chargé en
hémoglobine, je me tiens à bonne distance des barbus et des
échafaudages. La prière pour appeler la protection divine ne
fonctionne pas dans mon cas. Manque de foi.
Il s'agit d'un déplacement
professionnel supposé ultra-stratégique et je fais l'aller retour
dans la journée, doublant ainsi mes chances de revivre la tragédie.
Mon employeur chercherait-il à se débarrasser de moi en pariant
sur la conjonction des planètes ? L'intitulé de la réunion laisse
aussi douter de l'intérêt du sacrifice : road show conquête.
L'utilisation abusive de termes anglais est particulièrement
ridicule dans une boîte qui n'a aucune ambition internationale. J'ai
hésité à me présenter en total look US : chemise western, lasso
et santiags mais la coquetterie l'a emporté sur l'excès de zèle.
J'ai plutôt opté pour une tenue bohème chic qui me donne l'allure
d'une héroïne de films catastrophe des années 70. Aïe.
Je finis par monter à bord de
l'appareil et, coincée entre deux hommes d'affaires, j'attends la
collation désormais réduite comme peau de chagrin. Bientôt les
compagnies aériennes nous feront voyager debout et en
sous-vêtements, proposant une version revisitée de l'histoire de la
Shoah. Mes voisins sont concentrés sur la lecture des pages
économiques du Figaro, le dos bien droit et les sourcils froncés.
De mon côté, j'ai préféré l'Humanité qui est souvent délaissé
dans le bac à journaux.
Le choix du quotidien est hautement
stratégique pour signifier une position sociale et se donner une
contenance. Je suis surtout contente que l'Huma survive à la crise
de la presse écrite car c'est eux qui ont publié ma première pige. Même si mon cœur battait déjà à gauche,
j'avais pris un pseudonyme craignant d'être trop marquée au fer
rouge politiquement. Si j'avais su que je ferais ensuite carrière
dans la communication et rédigerais essentiellement de la propagande
institutionnelle, je me serais moins pris la tête. J'ai aussi le
dernier Elle. Le choc des contraires, j'assume. J'ai hâte de lire le
témoignage "La découverte de l'échangisme a sauvé notre
couple.", sous le regard lubrique des businessmen. Inutile de
vous cacher derrière vos tableaux de chiffres les gars, je sais que
ce sera plus fort que vous !
Le vol se déroule sans encombre, pas
le moindre bug technique. Je me dirige vers la bétaillère qui
engloutit tous les jours des milliers de banlieusards. On me met dans
un avion pour une réunion de 4 heures mais je n'ai plus le droit de
prendre un taxi. Il faut privilégier les transports en commun,
limiter les coûts et préserver l'environnement. C'est le comble. Je
joue des coudes pour avoir une place assise dans le wagon bondé. Des
années de pratique, cela ne s'oublie pas. Consciente que je vais
passer plus de temps dans le RER pour rejoindre ma société que dans
le vol du matin, j'ai envie de prononcer cette phrase agaçante
:"J'ai tout de même beaucoup gagné en qualité de vie en
retournant dans le Sud." Cependant et encore teintée d'un joli
hâle estival, je m'abstiens, craignant des réactions hostiles.
Puis vient le moment tant attendu,
l'arrivée à La Ruche, mon Gattaca à moi mais sans Ethan Hawke dans
l'ascenseur. Les personnels du siège sont d’une autre espèce et
reconnaissables entre mille. Ils font corps avec le décor et ont les
pieds englués dans la moquette. Leur teint est blême à force
d'abuser de Sodexo et de respirer l'air vicié des open-spaces. Ils
enchaînent réunions sur réunions, puis font des reportings et
encore des réunions, sauf qu'au bout du point, il n'y a rien. Marx a
dit que le travail était la santé de l’homme et le sortait de
l'aliénation mais que penserait-il de l’entreprise du XXIème
siècle, définitivement détournée de toute forme de production
utile ?
Mes considérations sociologiques sont
brutalement interrompues car le meeting doit commencer, on a déjà
pris du retard. Je reconnais quelques heureux élus qui comme moi ont
été arrachés à leur sommeil et flottent en perte de repères
spatio-temporels. La porte se referme. Nous sommes pris au piège
dans un bocal et l'objectif est d'extirper ce qu'il reste de notre
substantifique moelle.
C'est parti pour la séance de
brainstorming. Je suis parfaitement rompue à l'exercice et revêts
mon masque de proactivité. Tour à tour, je vais tirer des cartes
pour briser la glace, dire qui je suis en 3 mots, coller des post-it
créatifs et être force de proposition, tout en utilisant des termes
tendance et insupportablement creux comme " mode agile",
"synergies" ou "stratégie win win". Tonnerre
d'applaudissements et clap de fin.
Personne n'est dupe mais il faut
assurer le show. Mon regard croise celui du stagiaire qui prend tout
soigneusement en notes. C'est lui qui fera la restitution de ce
stimulant échange pour soulager son encadrant soit-disant débordé.
Courage camarade, moi aussi j'ai été un travailleur de l'ombre.
Cela finit par s'arranger ou pas et tu as encore la possibilité
d'échapper à cette vaste fumisterie. J'entrevois un éclair de
clairvoyance dans ses yeux, comme s'il comprenait mon message.
Mais il est déjà temps de repartir et de faire le chemin à l'envers. Je ne m'étendrais pas sur l'épopée du retour qui mériterait un chapitre complet: panne du Orlyval, centaines de passagers naufragés, pénurie de bus et de taxis, Uber collectivisé, gentleman sauveur hollandais...Même si j'ai très envie d'évoquer la réconciliation improbable avec le peuple hollandais dont je me suis si souvent moquée de l'accent et de la pingrerie, je suis épuisée par cette journée interminable et n'aspire qu'à sombrer dans une léthargie réparatrice. Home sweet home. Mon portable vibre. SMS du stagiaire scribe. Il a décidé de changer de voie et va entamer une formation d'ébéniste. Il me remercie pour la transmission de pensée et me souhaite une bonne continuation. Mon intervention n'aura pas été totalement vaine. Hasta la Vista amigo. No Pasaran.