dimanche 15 septembre 2019

9/ 11


11 septembre 2019. Il est 6 heures passées de 31 minutes et je suis plantée devant la porte d'embarquement du vol AF 6125 Toulouse-Paris. Je n'ai jamais eu peur de l'avion mais la mémoire reste vive et les images des Twin Towers en flammes n’arrêtent pas de défiler dans ma tête. Comme les personnages de Destination Finale qui se savent voués à un destin funeste et fortement chargé en hémoglobine, je me tiens à bonne distance des barbus et des échafaudages. La prière pour appeler la protection divine ne fonctionne pas dans mon cas. Manque de foi.

Il s'agit d'un déplacement professionnel supposé ultra-stratégique et je fais l'aller retour dans la journée, doublant ainsi mes chances de revivre la tragédie. Mon employeur chercherait-il à se débarrasser de moi en pariant sur la conjonction des planètes ? L'intitulé de la réunion laisse aussi douter de l'intérêt du sacrifice : road show conquête. L'utilisation abusive de termes anglais est particulièrement ridicule dans une boîte qui n'a aucune ambition internationale. J'ai hésité à me présenter en total look US : chemise western, lasso et santiags mais la coquetterie l'a emporté sur l'excès de zèle. J'ai plutôt opté pour une tenue bohème chic qui me donne l'allure d'une héroïne de films catastrophe des années 70. Aïe.

Je finis par monter à bord de l'appareil et, coincée entre deux hommes d'affaires, j'attends la collation désormais réduite comme peau de chagrin. Bientôt les compagnies aériennes nous feront voyager debout et en sous-vêtements, proposant une version revisitée de l'histoire de la Shoah. Mes voisins sont concentrés sur la lecture des pages économiques du Figaro, le dos bien droit et les sourcils froncés. De mon côté, j'ai préféré l'Humanité qui est souvent délaissé dans le bac à journaux.

Le choix du quotidien est hautement stratégique pour signifier une position sociale et se donner une contenance. Je suis surtout contente que l'Huma survive à la crise de la presse écrite car c'est eux qui ont publié ma première pige. Même si mon cœur battait déjà à gauche, j'avais pris un pseudonyme craignant d'être trop marquée au fer rouge politiquement. Si j'avais su que je ferais ensuite carrière dans la communication et rédigerais essentiellement de la propagande institutionnelle, je me serais moins pris la tête. J'ai aussi le dernier Elle. Le choc des contraires, j'assume. J'ai hâte de lire le témoignage "La découverte de l'échangisme a sauvé notre couple.", sous le regard lubrique des businessmen. Inutile de vous cacher derrière vos tableaux de chiffres les gars, je sais que ce sera plus fort que vous !

Le vol se déroule sans encombre, pas le moindre bug technique. Je me dirige vers la bétaillère qui engloutit tous les jours des milliers de banlieusards. On me met dans un avion pour une réunion de 4 heures mais je n'ai plus le droit de prendre un taxi. Il faut privilégier les transports en commun, limiter les coûts et préserver l'environnement. C'est le comble. Je joue des coudes pour avoir une place assise dans le wagon bondé. Des années de pratique, cela ne s'oublie pas. Consciente que je vais passer plus de temps dans le RER pour rejoindre ma société que dans le vol du matin, j'ai envie de prononcer cette phrase agaçante :"J'ai tout de même beaucoup gagné en qualité de vie en retournant dans le Sud." Cependant et encore teintée d'un joli hâle estival, je m'abstiens, craignant des réactions hostiles.

Puis vient le moment tant attendu, l'arrivée à La Ruche, mon Gattaca à moi mais sans Ethan Hawke dans l'ascenseur. Les personnels du siège sont d’une autre espèce et reconnaissables entre mille. Ils font corps avec le décor et ont les pieds englués dans la moquette. Leur teint est blême à force d'abuser de Sodexo et de respirer l'air vicié des open-spaces. Ils enchaînent réunions sur réunions, puis font des reportings et encore des réunions, sauf qu'au bout du point, il n'y a rien. Marx a dit que le travail était la santé de l’homme et le sortait de l'aliénation mais que penserait-il de l’entreprise du XXIème siècle, définitivement détournée de toute forme de production utile ?

Mes considérations sociologiques sont brutalement interrompues car le meeting doit commencer, on a déjà pris du retard. Je reconnais quelques heureux élus qui comme moi ont été arrachés à leur sommeil et flottent en perte de repères spatio-temporels. La porte se referme. Nous sommes pris au piège dans un bocal et l'objectif est d'extirper ce qu'il reste de notre substantifique moelle.

C'est parti pour la séance de brainstorming. Je suis parfaitement rompue à l'exercice et revêts mon masque de proactivité. Tour à tour, je vais tirer des cartes pour briser la glace, dire qui je suis en 3 mots, coller des post-it créatifs et être force de proposition, tout en utilisant des termes tendance et insupportablement creux comme " mode agile", "synergies" ou "stratégie win win". Tonnerre d'applaudissements et clap de fin.

Personne n'est dupe mais il faut assurer le show. Mon regard croise celui du stagiaire qui prend tout soigneusement en notes. C'est lui qui fera la restitution de ce stimulant échange pour soulager son encadrant soit-disant débordé. Courage camarade, moi aussi j'ai été un travailleur de l'ombre. Cela finit par s'arranger ou pas et tu as encore la possibilité d'échapper à cette vaste fumisterie. J'entrevois un éclair de clairvoyance dans ses yeux, comme s'il comprenait mon message.

Mais il est déjà temps de repartir et de faire le chemin à l'envers. Je ne m'étendrais pas sur l'épopée du retour qui mériterait un chapitre complet: panne du Orlyval, centaines de passagers naufragés, pénurie de bus et de taxis, Uber collectivisé, gentleman sauveur hollandais...Même si j'ai très envie d'évoquer la réconciliation improbable avec le peuple hollandais dont je me suis si souvent moquée de l'accent et de la pingrerie, je suis épuisée par cette journée interminable et n'aspire qu'à sombrer dans une léthargie réparatrice. Home sweet home. Mon portable vibre. SMS du stagiaire scribe. Il a décidé de changer de voie et va entamer une formation d'ébéniste. Il me remercie pour la transmission de pensée et me souhaite une bonne continuation. Mon intervention n'aura pas été totalement vaine. Hasta la Vista amigo. No Pasaran.