mardi 14 avril 2020

LE DÔME



“Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”. Les Pensées de Pascal, lointains souvenirs du lycée, trouvent dans le contexte actuel une résonance particulière. 

Selon Blaise Pascal, chaque personne est en proie au divertissement, qui consiste à la recherche désespérée d’une consolation face à la difficulté d’être soi. Contre ce gesticulement métaphysique, Pascal revalorise le calme, le repos, voire l’apathie comme source de stabilité, de clairvoyance et d’acception de notre condition. La revanche de Blaise. J'étais pourtant une élève assidue et attentive en cours de philosophie, contrairement aux fondus de maths qui estimaient que cela ne servait à rien. Pourquoi une telle mise à l'épreuve ? 

En réalité, je m’accommode assez bien de ce rapport au temps suspendu. Après la sidération, nous entrons dans une phase d’appropriation de cette mise sous cloche imposée. J'adapte comme je peux mon activité professionnelle à la distance et à la sédentarité, malgré la résistance de chefaillons qui s'accrochent à leurs bullshit jobs et à des schémas stériles. Une crise offre aussi l'opportunité de faire le grand ménage. Certains resteront sur le carreau et la pyramide managériale pourrait être inversée. 

Le rire est revenu sur France Inter après une période anxiogène où la programmation combinait bonnes pratiques pour supporter le confinement et rediffusions d’émissions du monde d’avant. Les chroniqueurs habituels émettent depuis chez eux, avec la drôlerie et le ton irrévérencieux qui les caractérisent. Un étrange retour à la normale semble se mettre en place où chacun compose au jour le jour, sans oser penser à l’Après. 

Ce moment est très stimulant pour la création mais gare à la romanisation de la situation qui est un privilège de classe. Je reste dans une posture humble, consciente d'être beaucoup mieux que lotie que le plus grand nombre. Je vis dans un cadre agréable, entourée de voisins attentifs et solidaires qui ne me dénoncent pas à la Gestapo quand je vais acheter une baguette de pain. Ce n'est pas parce qu'on est en guerre qu'il faut retrouver les réflexes de la dernière. 

Je renoue avec mes aspirations journalistiques, mais ne peux qu’observer les événements depuis mon balcon. Nous passons brusquement d'une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité. Agir, c'est rester chez soi. Il est aussi dangereux d'aller faire ses courses que pendant le siège de Sarajevo sauf que la menace ne vient pas de tirs de snipers mais d’un ennemi invisible. Il y a dans la planète, beaucoup d'êtres plus forts que nous, notamment un virus  minuscule. 

Le monde se réinvente dans le cloud. Les activités et la vie sociale sont transposées sur la toile. Les agendas se remplissent, les Apéros Whatsapp s’improvisent. On n'a jamais autant parlé, débattu, pris des nouvelles de nos proches que depuis que nous sommes physiquement séparés. En deux clicks, on abat les frontières terrestres qui sont désormais fermées. Tout le monde s'y met, même les plus réfractaires. Gare à cet afflux de technologies non-maîtrisées dans notre intimité et à la possible intrusion de pirates du net mal intentionnés. Les écrans nous rapprochent et nous aliènent. Les ordinateurs et les téléphones ont pris le pouvoir. L’intelligence artificielle semble triompher mais Skype ne remplacera jamais un bisou. 

L’offre de sport en ligne explose et on ne sait plus où donner de la tête. J’ai testé un tutoriel « Dance comme Beyoncé » sur ma terrasse pour la plus grand joie du voisin d’en face. J’ai du rapidement me replier dans l’appartement. Pour vivre heureux, vivons cachés. Quid des statistiques concernant le développement du voyeurisme et l’apparition de Roméo monte-en-l’air? 

Le confinement n'est pas total en France. Certains motifs longuement décrits dans le auweis dédié permettent de sortir de son domicile. Du point de vue d'un nord-coréen, cela correspond à la liberté absolue. À l'extérieur, le silence règne, la mort rôde, des pigeons faméliques cherchent les miettes que les mamies ne jettent plus, surveillés de près par d'autres espèces d'oiseaux carnivores. 

L'aventure, c'est de faire la tournée des commerçants du quartier. Je boycotte la grande distribution qui a contribué à causer notre perte et continue de se rincer. Je me pomponne pour aller à la pharmacie, refais le monde avec le boucher, prends mon pied en achetant des fraises gariguette et des haricots verts. Balayés les idéaux féministes, l'avenir est à la maison. "Cuisine, ménage, patrie ! "  scandent avec conviction les nouvelles converties. Après avoir levé le poing, je brandis le balai et la serpillière. 

La pratique sportive individuelle et les promenades sont autorisées une fois par jour, pour une durée maximum d'une heure et dans un rayon d'un kilomètre. Les rescapés s'engouffrent dans cet espace réduit de respiration, avec toujours un fond de culpabilité car les consignes ne sont pas très claires, surtout quand on tombe sur un policier pinailleur. J'ai été contrôlée pour la première fois de ma vie devant chez moi. "Papiers !" L'officier a mis du temps à déchiffrer mon attestation manuscrite. Je ne fais pas partie du corps des héros soignants mais mon écriture est digne de celle d'un médecin surmené. D'un air soupçonneux, le représentant de l'ordre m'a demandé :"Vous êtes sûre que vous allez vous promener Madame, vous n'allez pas jouer au tarot chez des amis." "Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que j'ai horreur des jeux de cartes. C'est pareil pour la pétanque.", ai-je rétorqué, imperturbable. Il a poursuivi : "Et puis vous n'irez pas loin. Un rayon d'un kilomètre, cela correspond à un carré autour du pâté de maisons, 500 mètres fois 500 mètres." J'ai acquiescé docilement, jugeant inutile d'entrer dans un débat mathématique stérile. Vis ma vie de porteur de l'étoile jaune ou de jeune de banlieue. Un peu plus loin, mon interlocuteur a ordonné à un SDF de rentrer chez lui. 

Je veux bien respecter les règles de distanciation sociale mais sauf erreur de ma part, notre pays n'a pas encore basculé dans un régime totalitaire répressif. Gare aux abus de pouvoir et vivement la reprise des manifs, ce qui est dans notre ADN et constitue la fameuse French Touch. 

C'est en Jlo triomphante que je surmonterai tout ça et j'irai voir Sarajevo ! No Pasaran !