lundi 18 mai 2015

Vasaha



Je suis dans le pays connu pour ses noms à rallonge imprononçables, quelque part entre l’Afrique et l’Asie : Madagascar.  Ici, les gens parlent doucement et calmement et cette tonalité particulière combinée avec ma petite voix font de nos échanges une communion  susurrée et  harmonieuse,  souvent couverte hélas par le tintamarre propre aux villes du tiers-monde.  En effet, malgré  le rythme « moramora » qui donne  envie de secouer certains individus en hurlant : « Ton dynamisme m’émeut. », les journées commencent très tôt et, dès l’aube, la vie s’impose  dans tout ce qu'elle a de sonore, chaotique et surprenant.  J’apprécie tout particulièrement d’être réveillée  vers  quatre heures du matin au chant du coq et, ce, malgré l’utilisation de boules quies supposées ultra-performantes. Je suis donc provisoirement très matinale et peux profiter à loisir de longues plages d’ennui, résultats d’une organisation du temps qui n’est absolument pas optimisée. Ma capacité d’adaptation est mise à rude épreuve et je ronge mon frein, en songeant avec désespoir à tous ces précieux instants inutilement perdus.

Je suis celle que l’on désigne comme une «vasaha », une étrangère,
 placée malgré moi dans une position dominante parfois embarrassante. Ce sentiment de malaise est d’autant plus fort  que le visiteur est d’emblée frappé par l’extrême courtoisie et la gentillesse des malgaches et ne peut comprendre comment ce peuple adorable a été autant malmené par l’histoire et est encore aujourd’hui victime des défaillances de son appareil étatique et des intérêts extérieurs. Rien ne leur est épargné et cela fait un choc, malgré une bonne préparation mentale. Jamais auparavant je n’avais été confrontée à une telle fracture Nord-Sud.

Les entreprises Colas et Total ont pignon sur rue et exploitent sans scrupule les ressources humaines et naturelles du pays. De sinistres expatriés aux visages ravagés par trop d’alcool et de vie tropicale ramassent tous les jours des pelletés de journaliers qui patientent pendant des heures sous un soleil de plomb, dans l’espoir d’obtenir une maigre pitance. Les deux géants mondiaux essaient de racheter leur image en se positionnant comme des mécènes providentiels et en finançant
  des opérations en faveur de l’éducation ou de la protection de l’environnement. Des écoliers peuvent ainsi visiter une réserve de lémuriens dont le prix d’entrée est normalement prohibitif pour les locaux mais comment leur expliquer que la gentille entreprise qui permet cela contribue aussi largement à la destruction de la forêt primaire où habitent les gentils animaux ?

Opérant à titre individuel mais avec un impact tout aussi nuisible, les papis libidineux, millionnaires en ariarys avec l’équivalent de 300 euros, viennent profiter d’une retraite à moindre coût et croquer de la jeune chair docile et résignée. Il y en a partout et ils se livrent à leur petit marché sans honte et aux yeux de tous. C’est écœurant !


L’Occident déverse tout ce qu’elle a de rebutant ou de reliquat sur le continent africain. Un détail prête cependant à sourire dans ce panorama peu réjouissant : la langue française reste très utilisée et les chaines de télévision et de radio passent en permanence des airs de variété connus ou du moins qui ont eu leur heure de gloire car il s’agit exclusivement de vieux tubes des années 70 ou 80. Les carrières de Mireille Mathieu et de Gérard Lenorman connaissent ainsi un nouveau souffle à Madagascar ! Je n’avais pas entendu « Mille Colombes » depuis le concert en l’honneur de la Victoire de Sarkozy en 2007 qui avait été la risée de tous.
 

Heureusement viennent à la rescousse du peuple l’Eglise et les ONGs qui atteignent un nombre record à Madagascar (plus de 600 !). La première est omniprésente dans la vie des malgaches : plusieurs messes par jour, bénédicité avant et après le repas, radio Vatican, écoles religieuses avec une vaste promotion de marketing direct… Le pays a même la version homme de Mère Teresa : le Père Pedro. C’est un dieu vivant qui fait l’objet d’un véritable culte et pourrait bien être élu président s’il avait des velléités politiques.
 Le travail social accompli est immense et inspire le respect.  Le Père Pedro a choisi de se consacrer aux pauvres parmi les pauvres et aujourd’hui son association compte des villages entiers, des écoles, des collèges, des lycées et même une université. Les familles sont prises en charge selon un contrat très ferme. Le travail et la scolarisation des enfants sont notamment obligatoires. J’ai assisté à sa messe marathon du dimanche matin, un spectacle de 3 heures agrémenté de chants et de danses savamment chorégraphiés.  Charismatique sexagénaire, le Père Pedro officie au milieu telle une rock-star. Même plusieurs jours après,  le souvenir de ces nuées d’enfants assis et chantant à tue-tête me poursuit.  A New York, on se presse pour assister aux Gospels d’Harlem, à Tana, c’est le Père Pedro qui fait le show.  Je ne peux cependant m’empêcher de penser que tout cela est proche de la dérive sectaire et semble trop beau pour être honnête. C’est encore mon manque de foi qui me guide !

Parlons enfin du business des ONGs et de mon actuelle étiquette « humanitaire ». Avec l’appauvrissement du pays, les organismes d’aide ont progressivement occupé une place toujours plus importante au sein de la société. L’aide représente un secteur économique de poids, pourvoyeur de nombreux emplois, et l’on voit mal comment la coopération, temporaire par nature, pourrait cesser sans provoquer une crise.


De ce fait, les ONGs ne peuvent se permettre de perdre leurs ouailles. C’est donc bardée de médicaments et de recommandations sécuritaires que j’ai débarqué il ya une dizaine de jours, m’étant dépouillée de tout apparat
 et me méfiant de tout et de tous. Cette paranoïa a d’ailleurs gagné mon entourage que je m’empresse de rassurer : je n’ai pour l’instant croisé aucun moustique, mon estomac qui n’aurait pas dit non à une petite dysenterie amaigrissante est abondamment rassasié par une cuisine succulente et je bénéficie en permanence d’une garde rapprochée qui me protège d’éventuels brigands. Le plus difficile est de ne pas pouvoir circuler librement et d’être confinée, la nuit tombée, dans ma chambre d’hôtel. En même temps, le seul lieu pour sortir le soir est un karaoké et les pannes de courant quotidiennes incitent peu aux déambulations nocturnes. Prenant mon mal en patience, je profite de cette retraite improbable pour rattraper mes lectures en retard et remercie le "ciel" d’avoir inventé le wifi. Je comprends également mieux pourquoi ces missions solidaires ne durent que quelques semaines, car, en cas de prolongation, il y aurait de sérieux risques pour la santé mentale des volontaires. Mais malgré tout, l’aventure en vaut la peine. Veloma...