mardi 10 mai 2011

Captive




















Karl Marx a écrit : « Le domaine de la liberté commence là où s'arrête le travail déterminé par la nécessité. » et ce au 19ème siècle, soit bien avant l’invention de l’entreprise moderne avec tous ses rites absurdes et ses relations biaisées. Je cherche refuge dans l’œuvre du théoricien de la lutte des classes au cours d’une après-midi interminable durant la semaine annuelle de formation à la ruche, le siège de ma société, pour ne pas sombrer dans le désarroi total. Marx a aussi entrevu un possible échappatoire au goulag professionnel : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Ragaillardie par cette perspective, je regarde autour de moi le reste de l’assemblée, espérant que mes camarades abeilles m’insuffleront la force de résister et de combattre. Peine perdue et spectacle affligeant. Certaines dorment, d’autres ont le regard fixe et vide comme dans le film Children of the Corn et une dernière enfin pianote frénétiquement sur son iPhone, tentant désespérément de rester connectée au monde extérieur ou d’appeler à l’aide. Le processus de lavage de cerveau collectif est en marche.

L’homme occidental s’est depuis longtemps détourné de la religion et du politique et son rapport au monde est désormais dicté par la Déesse Entreprise, parcours initiatique rimant avec plan de progression individuelle et augmentation de salaire. En Tunisie, un jeune vendeur de légumes s’est immolé pour protester contre le manque de liberté dans son pays ; en France, un cadre de France Telecom, en souffrance au travail, s’est transformé lui aussi en torche humaine sur le parking de son agence. Le premier des ces deux gestes terribles a déclenché la « Révolution du Jasmin » et l’ébranlement les unes après les autres des dictatures des pays arabes ; concernant le deuxième, on ne peut encore en mesurer l’impact, peut être un talk show d’après-midi sur les risques de burn out…

Je suis interrompue dans mes réflexions par l’entrée en scène des coachs en développement personnel. Ce sont les mêmes que l’année dernière : Cruella, une ogresse taillée comme un pilier de rugby et son acolyte malgré lui, Woody, un comédien de seconde zone reconverti dans le théâtre d’entreprise qui semble tout freluquet à côté de sa coéquipière. Ils ont pour mission, à travers quelques exercices et jeux de rôle pervers, de vérifier notre niveau d’endoctrinement. Chacune des stagiaires est ainsi filmée dans un pseudo contexte professionnel et doit improviser un sketch en duo avec Woody, le tout dans une ambiance récréative et décontractée. La réalité est toute autre. Tout le monde n’aime pas être sous les feux des projecteurs. L’œil inquisiteur de la caméra dérange. Les nerfs lâchent, les émotions enfouies rejaillissent. « Coupez. C’est comme quand j’étais petite, j’avais toujours le trac avant les interrogations écrites », pleurniche une femme presque quinquagénaire. « Je suis une mauvaise mère. », hurle une autre. Heureusement, Cruella est là pour apporter un réel appui psychologique : « Vas-y pleure. Parle-nous. Libère-toi. Tu peux tout nous dire, tu es en famille ici. »

J’essaie tant bien que mal de transcender cette réalité aliénante. Je me projette des images apaisantes comme le décollage d’un avion ou le flux et le reflux des vagues. Un aboiement agressif vient interrompre ce doux songe : « Ca suffit de rêvasser là. En piste. » Cruella m’a repérée. L’heure de la joute verbale pour moi a sonné. Je me dirige vers la scène, respirant à fond. J’applique la méthode Actors Studio, une technique qui laisse une grande part au naturel et à la gestuelle psychologique. Je suis Liz T et Woody Richard B, deux fauves trop longtemps gardés en cage et qui s’apprêtent à se dévorer. Rrrhhh !!! Je dois redoubler d’efforts d’imagination car mon partenaire n’a pas exactement le physique d’un jeune premier. J’entre totalement dans la peau du personnage alliant habilement voix suave, bouche en cœur, battement de cils et langoureux croisement et décroisement de jambes. Chaleur dans le costume pour le petit monsieur en face. A la fin de la prise, le public est debout. Bravo !!!! On me sacre Interprète Féminine de l’Année, dans la catégorie Porno Institutionnel. Modeste, je dis : « Cela n’avait rien de difficile car ce poste, c’est moi. » et dédie mon prix à toutes les femmes qui se battent pour la parité professionnelle. Après tout, j’ai peut être un réel avenir dans la comédie ou dans la politique. No pasaran.

Pour clôturer cette semaine passionnante, nous récitons toutes en chœur, à tous les temps de l’indicatif et même en latin : « J’appartiens à mon entreprise. Je vénère ma hiérarchie. Ensemble nous vaincrons ». Je garde les doigts croiser dans le dos, en me disant qu’ainsi ils ne m’auront pas. Vivement l’année prochaine !