C’était une rentrée en apparence
comme les autres, à la fois rassurante et inquiétante, car composée de cette multitude de rituels annonciateurs de l’éternel recommencement. Pourtant rien
ne sera plus jamais pareil car l’inconcevable s’est produit : Extasie*, le
temple du fitness toulousain, a mis brutalement la clé sous la porte.
Des rumeurs circulaient dans les
vestiaires mais personne ne voulait voir les signes avant-coureurs de la chute
inéluctable. Puis le clap de fin a sonné et j’ai vécu en direct les dernières
heures du centre, observatrice impuissante de la détresse collective. La
panique la plus grande régnait dans la communauté des oisifs actifs pour
lesquels Extasie était comme une deuxième maison. Ils s’accrochaient aux shorts
des coachs tels les malheureux passagers du Titanic agrippés à la soutane du
dernier prêtre à bord, espérant obtenir l’absolution avant que le navire ne
sombre définitivement dans les eaux sombres et glacées. Celle que je surnommais
affectueusement la Lilliputienne Musclor a entamé une grève de la faim et s’est
enchaînée à un vélo elliptique. Sa menace n’a pas vraiment été prise au sérieux
car son dernier vrai repas remonte à 1995 et depuis elle se nourrit
exclusivement de barres protéinées.
Mais le pire est survenu le
lendemain, lorsque adhérents et salariés ont eu la confirmation de la nouvelle
avec comme seule explication de la direction, un mot d’excuse maladroit
placardé sur la devanture. Les premiers perdaient des mois d’abonnement et les
autres, bien plus grave, leur emploi. La colère et la consternation ont vite
fait place au rassemblement. Une page Facebook de soutien a été créée, un
enterrement symbolique d’Extasie organisé, du jamais vu pour une salle de
sport.
Bien que guérie de mon addiction
à l’entraînement compulsif, j’ai été submergée par la nostalgie et les
souvenirs. C’est à Extasie que, jeune étudiante, j’avais fait mes premières
armes dans le monde du fitness. Quelques tours et détours plus tard, j’avais eu
la joie de retrouver le lieu presque intact, dans son jus, comme si le
temps s’était arrêté. Des visages familiers, inévitablement plus ridés et à la
chevelure devenue grisonnante, continuaient à le peupler et formaient une
humanité touchante. La vétusté des installations lui conférait un charme
suranné inimitable. Au-delà de la perte financière, c’est tout cela qui va
manquer aux abonnés.
Pour mieux comprendre l’affaire,
j’interrogeais Michèle, notre Jane Fonda locale. Michèle a traversé toutes les
époques, a pratiqué toutes les disciplines et a eu vent de toutes les
magouilles. La presse avait déjà fait appel à son expertise mais je tenais à
entendre sa propre version des faits avant qu’elle ne soit déformée par des
journalistes avides de sensationnel.
Même pour cette dure à cuire, le pronostic était très sombre. Michèle jetait
l’éponge. Les salles low-cost et la standardisation qu’elles imposent ont
gagné. La fermeture d’Extasie a certes été provoquée par une mauvaise gestion
administrative mais aussi et surtout par la concurrence impitoyable de ces
nouvelles structures qui pullulent et où tout est automatisé pour mieux casser
les coûts. L’âge d’or du fitness est derrière nous.
Une fois le choc passé, les
accros à la fonte ont dû trouver une solution pour satisfaire leurs besoins
quotidiens en sécrétion d’endorphines. Une salle voisine, petite sœur du colosse aux pieds d’argile, s’est montrée compréhensive et a proposé un package spécial
aux « victimes ». L’entreprise a surtout su saisir une opportunité juteuse pour
récupérer des clients. Mais cette bienveillance factice importait peu aux
troupes endeuillées, trop heureuses d’avoir trouvé un abri. De guerre lasse,
j’ai suivi mollement le mouvement.
À peine avais-je signé le nouveau
contrat d’abonnement que je regrettais déjà mon empressement. Je m’étais
laissée manipuler. Ils nous prenaient vraiment pour des pigeons. C’est donc à
reculons que je me rendis à mon premier cours et là, ô surprise, plus de la
moitié des personnes présentes étaient des rescapés d’Extasie. L’ambiance était
à la fête, comme lors de retrouvailles familiales après une trop longue
séparation. Les gens s’étreignaient, parlaient du difficile travail de deuil
et, quand l’émotion devenait trop forte, pleuraient à chaudes larmes, parvenant
enfin à évacuer le stress post-traumatique. La Lilliputienne Musclor trônait au
premier rang, muscles saillants, sourire béat. Les choses reprenaient leurs
cours normal.
Je suis repassée hier devant
l’ancien local d’Extasie. La pimpante entreprise est devenue en quelques
semaines un espace de désolation balayé par les vents et livré aux tagueurs. On
dirait l’une des villes fantômes du Grand Ouest américain, abandonnées du jour
au lendemain par les chercheurs d’or. La foule s’est ruée ailleurs, en quête de
nouvelles promesses. Une page se tourne mais Michèle et moi restons debout. No
pasaran.
*Le nom de
l’établissement a été modifié pour des raisons évidentes.