mercredi 20 septembre 2017

La Valse des Jean-Quelque-Chose


Par une belle après-midi d’automne, j’ai croisé 3 drôles de Jean et cela a bien failli m’être fatal.
 
Ce jour-là, j’avais décidé de mettre un terme à une longue période de jachère capillaire et de dépasser ma peur du coiffeur, une phobie dont je souffre depuis que la charmante dame à laquelle je confiais ma tête en toute confiance a mis la clé sous la porte. Je n’ai pas mesuré immédiatement l’impact de cette perte irréparable. Depuis j’erre de salon en salon, incapable de m’abandonner complètement et soumise aux caprices de pseudo-artistes qui confondent créativité et excès de zèle dès qu’il s’agit de couper et d'effiler. Rien que d’y penser, je tremble et repousse autant que possible le passage inévitable par le bac et le fauteuil.
 
Mais il était grandement temps de dompter ma chevelure rebelle. Mon entourage invoquait l’état d’urgence. Ma coiffure était un hommage vibrant à Janis Joplin, icône pop dont j’adore la musique mais pas forcément le look. Prenant mon courage à deux mains, j’ai pointé au hasard un nom dans l’annuaire, celui de la chaîne d’un certain Jean-Louis D. À ce sujet, pourquoi les usines à coiffure sont-elles toutes gérées par des hommes ? À quand un empire Jeanne Provost? Ou bien, et c’est tout à leur honneur, les coiffeuses préfèrent ouvrir des petits salons de quartier, authentiques et indépendants ?
 
Bien décidée à en finir, je me présentais au rendez-vous fixé mais dans le stress je n’avais pas bien regardé l’adresse et me trouvais dans la mauvaise succursale. Je plaidais ma cause invoquant ma vie trépidante de citadine débordée qui ne prend jamais du temps pour elle. Bizarrement les employés du salon à l’air blasé n’ont pas semblé croire à mon scénario et n’ont fait preuve d’aucun élan de compassion. Je suis donc ressortie bredouille, avec ma tignasse à peine dissimulée dans un savant chignon. Jean-Louis, c’est fini et d’ailleurs cela n’a jamais commencé entre nous !
 
Le pire restait à venir. À la recherche d’un espace coiffure plus convivial, je tombais nez à nez avec Jean-Philippe du lycée, qui surgit régulièrement comme une piqûre de rappel des grands moments de loose de ma jeunesse. Pour lui, c’est tout le contraire, sa journée est aussitôt illuminée et il met sur le compte de ces retrouvailles inattendues un signe du destin célébrant la réunion de deux âmes sœurs trop longtemps séparées. On a fait tous les deux semblant de croire que j’avais perdu son numéro de téléphone ainsi que l’ensemble de mon répertoire, d’où mon silence et mon indifférence à ses nombreuses relances. J’ai dû redonner mon O6 et me soumettre à un test en direct pour vérifier son exactitude. Jean-Philippe ne veut plus être victime des caprices de la technologie.
 
Après avoir vaguement promis de rester en contact, je filais sans demander mon reste et trouvais refuge dans un salon Jean-Claude A. La jeune employée pouvait me coiffer tout de suite et ne ressemblait pas à une psychopathe du ciseau. Pourtant, je n'étais pas au bout de mes peines et une nouvelle épreuve m’attendait. En contemplant mon image dans la glace, révélée par la lueur implacable des néons, je crus voir scintiller un cheveu blanc au sommet de mon crâne. Jusqu’ici et grâce à une génétique bienveillante, j’avais été épargnée par cette preuve indéniable du temps qui passe. « Non, pas déjà », ai-je pensé. J’ai eu une vision accélérée de ce que serait désormais mon quotidien et du choix stratégique que j’aurais à faire entre les colorations salvatrices et les cheveux blancs assumés.
 
La coiffeuse a perçu mon angoisse et m’a proposé son aide. Ensemble, nous avons examiné mon cuir chevelu à la loupe, avec plus de minutie qu’une mère de famille traquant les poux de sa progéniture. Au final, fausse alerte. C’était un cheveu blond, très clair, décoloré par le soleil. Je suis en sursis mais mon positionnement sera très clair pour la suite : camouflage ! Non au chemin libérateur prôné par la journaliste Sophie Fontanel qui encourage à assumer ses cheveux blancs!
 
Ma nouvelle alliée a essayé de profiter de ma béatitude passagère pour me fourguer des produits de soin « indispensables » mais hors de prix. Je ne suis pas si aisément manipulable et ai tenu bon. J’ai décrit mon attachement à des méthodes 100% naturelles comme la bière pour donner du volume et l’avocat pour nourrir les cheveux secs. La coiffeuse m’a regardé bizarrement mais n’a pas insisté et s’est acquittée de sa mission de manière honorable. J’ai maintenant une coupe sixties à la Deneuve, plus sage en apparence donc mais, comme chez Catherine, le côté obscur et rock’n roll est toujours latent et potentiellement insurrectionnel. No Pasaran.


lundi 4 septembre 2017

Du pain et des roses




La colère gronde dans les rangs des livreurs à vélo Deliveroo. Ces forçats du bitume qui foncent coûte que coûte pour satisfaire nos envies pressantes de bouffe rapide font désormais partie intégrante du paysage urbain. « Deliveroo t’es foutu. Les bikers sont dans la rue ! », ont-ils hurlé en cœur dans plusieurs grandes villes.  La principale raison de leur grogne est la mise en place d’un nouveau système de rémunération qui accentue leur précarité. Jusqu’à présent, les  livreurs bénéficiaient d’un salaire mixte : 7,5 euros de l’heure, auxquels s’ajoutait un complément de 2 à 4 euros par livraison. Cela n’avait rien de mirobolant mais depuis fin août ils ne sont plus payés qu’à la course : 5,75 euros à Paris et 5 euros en province.

Alors que tous les calculs démontrent une perte financière conséquente, Deliveroo, symbole de l’ubérisation débridée,  assume un positionnement décomplexé en matière de pratiques sociales et ose parler d’une stratégie gagnant-gagnant. L’entreprise se targue d’offrir une activité bien rémunérée et une liberté d’organisation qui n’a pas de prix. La décision est unilatérale et irrévocable. Même s’ils sont révoltés par ces méthodes honteuses de communication, ceux qui pédalent pour  gagner leur vie n’ont pas d’autre choix que de signer ou partir.

L’ubérisation est née autour de séduisantes initiatives d’économie collaborative et portée par le déploiement des nouvelles technologies mais elle a rapidement dérivé vers un modèle beaucoup moins noble. Elle touche maintenant l’ensemble de la société et au lieu de produire du travail, elle le détruit.
 
Je me sens particulièrement concernée par le triste sort de ces  travailleurs « ubérisés » car je suis en train de vivre la même chose au sein de la structure qui m’emploie, La Ruche, supposée pourtant bienveillante et protectrice. A l’occasion d’une pseudo réunion stratégique, mes collègues et moi-même avons appris que notre activité serait prochainement mesurée grâce à un savant algorithme dont l’unique objectif est d’embrumer les esprits et d’ainsi camoufler la volonté de réduire la masse salariale. En prime, on essaie de nous faire croire que ce changement est une réelle opportunité et que nous allons rester dans une dynamique de progression stimulante. Le plus insupportable n’est pas tant de balayer l’humain au profit de la rentabilité mais de ne pas l’admettre ouvertement, de nous considérer comme une bande de ménagères sans cervelle pour qui le travail est plus un passe-temps qu’une nécessité.

J’ai d’abord pensé que notre service était sacrifié sans scrupule sur l’autel du Grand Capital car nous n’étions que des femmes mais, en découvrant les malheurs des cyclistes Uber qui sont majoritairement des hommes, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une simple affaire de discrimination. La tendance est au dégraissage général, sans distinction de sexe. Déjà vacillante, ma foi dans le monde de l’entreprise a atteint son point de non-retour.
 
Bosley, notre chef devenu un chevalier sans armure, et la sinistre conjuration du CoDir exécutent les sales besognes mais quelqu’un d’autre tire les ficelles depuis le sommet de l’organigramme. Le liquidateur est une liquidatrice qui répond au nom de Cruella. Notre nouvelle Directrice Générale a trouvé très tôt sa voie dans l’ultralibéralisme et le mépris des classes laborieuses. Sa chambre d’enfant était tapissée de posters de Margaret Thatcher à laquelle elle voue un véritable culte. Derrière ses faux airs de quinquagénaire toujours dans la course et à l’écoute, Cruella met tout en œuvre pour contrôler, écraser et soumettre. Le comble de la fumisterie a été l’instauration d’un réseau social interne 100% féminin, à travers lequel  les salariées peuvent échanger et avancer ensemble. Cet outil rétrograde prouve à quel point Cruella est concernée par la condition des femmes. La pensée est verrouillée et la langue de bois régule le dialogue. Les pires machistes sont souvent des femmes de pouvoir.
 
Il est bien évidemment exclu de courber l’échine et de subir la situation. Cruella et ses sbires exercent sur nous un chantage implicite en brandissant le spectre du chômage mais nous n’avons pas peur. Dans un bel élan de solidarité, nous  organisons la riposte et cherchons des alliés dont l’efficacité et l’implication ne sont pas toujours avérées : délégués du personnel, syndicats, avocats, tueurs à gages... « Camarades Bikers Uber, les Abeilles sont avec vous. Votre combat est le nôtre. Nous voulons du pain mais aussi des roses ! ». Ce vieux slogan du mouvement ouvrier est plus que jamais d’actualité. Les têtes couronnées ne vont pas tarder à tomber. No pasaran !