mercredi 21 octobre 2009

Place des Grands Hommes

Qui n’a jamais rêvé d’avoir 20 ans pour toujours ? Chacun garde un souvenir ému de cette période unique, des lieux qu’il fréquentait, de sa bande d’inséparables joyeux lurons. C’était surtout bien de jouir du présent sans compter, d’expérimenter des choses déraisonnables et d’avoir droit à l’erreur et au tâtonnement sans penser au lendemain.


A l’époque, je venais de débarquer à Londres, capitale faussement grise, et, surexcitée par cette liberté fraîchement acquise, j’avais l’impression que le monde s’ouvrait à moi. Ma chambre étudiante de 9 m2 n’avait pas de murs et représentait un champ des possibles extensible à l’infini. Je m’étais sentie immédiatement chez moi dans cette ville follement éclectique et électrique et je voulais y passer le reste de ma vie. La suite aura prouvée que, comme en amour, rien n’est éternel et il ya eu beaucoup d’autres maisons, décors et rencontres.

Il ya quelques jours, mes fidèles comparses d’alors et moi-même, avons décidé de jouer la grande scène du come back nostalgique et nous nous sommes donnés rendez-vous sur cette « Place des Grands Hommes » qui nous est propre, de l’autre côté de l’Atlantique. Petite entorse tout de même à la chanson de Bruel : nos routes se sont régulièrement croisées tout au long des ces années et nous ne pouvons donc nous extasier mutuellement sur nos fabuleuses trajectoires ni sur nos physiques rendus exceptionnels par la patine du temps. Notre étape londonienne a scellé nos destins à jamais et nous formons depuis une famille unie bien que fort disparate, surtout au niveau des choix politiques. Comme dans toutes les fratries, les compliments sont rares, les critiques fusent dès que l’un d’entre nous prend un peu d’embonpoint et les fréquentes bouderies pour des sujets futiles font rapidement place à des crises de fou rire. Ah mes chers amis, ne changez rien ou presque !

C’est donc ensemble que nous avons choisi d’arpenter dix ans après les rues de Londres, à la recherche du temps perdu. Certains changements majeurs nous ont immédiatement sauté aux yeux. L’Intrepid Fox n’est plus. O Sacrilège ! Comment Funky David a-t-il réagi à la fermeture de ce temple des nuits londoniennes ? Le choc a du être terrible et je l’imagine sans mal enchainé au comptoir du bar, tel un chevalier sans peur et sans reproche prêt à couler avec le Titanic, face à l’assaut des bulldozers. Je n’ai pas pu m’empêcher de verser une petite larme.

England, England, England. La ville continue à baigner dans une insouciante décontraction où se mélangent vendeuses assumant le voile envers et contre tous, adolescentes obèses plus débraillées et péniblement moulées dans des leggings XXL et réincarnations de Queen Mum en goguette dopées au Gin Tonic. Les rythmes restent avant-gardistes, même si le récent coup de projecteur sur une certaine Susan Boyle aurait pu permettre d’en douter.

La technologie a gagné du terrain et j’ai revisité à mes dépends la célèbre scène des Temps Modernes de Chaplin, dans un magasin Mark & Spencer. Les caissières d’autrefois, inoubliables dans leurs blouses si peu seyantes, ont été remplacées par des automates muets et hostiles vers lesquels nous a dirigés sans ménagement un grand black peu commode « Hurry up… ». Il y avait une logique à suivre pour faire la queue que, bien évidemment, nous n’avons pas respectée provoquant l’indignation générale et un repli discret et honteux en bout de file. Mon tour a fini par arriver mais je suis restée interdite face à l’écran de contrôle aux données incompréhensibles, au grand désespoir du Monsieur qui s’est brutalement emparé de mes articles. J’ai protesté en déplorant la disparation du lien humain. S’en était trop pour mon interlocuteur qui m’a poussée hors du magasin, en disant quelque chose qui ressemblait à « Fucking French » mais en plus vulgaire.

Je n’ai pas été la seule victime de ces excès de zèle technique. Lors du trajet retour, la valise de Pépé passée au scanner a révélé la présence de capsules suspectes. Mon ami avait-il subi l’influence néfaste d’un narco-trafiquant peu scrupuleux, transformé en mule malgré lui pour quelques euros de plus ? J’ai repensé avec effroi aux scènes les plus terribles de Midnight Express, m’imaginant dans un parloir sordide en train de réconforter un Pépé amaigri. Une fouille plus approfondie du bagage a permis d’identifier le contenu illicite. Fidèle a lui-même, Pépé avait dévalisé le stock d’échantillons de produits de bain et de mini-confitures de l’hôtel. Tel a été pris qui croyait prendre. Le butin a été confisqué et Pépé est pour une fois rentré bredouille.

Au final qu’en est-il ? Ce pèlerinage n’aura pas apporté d’éclairage majeur sur notre actuel rapport au monde. Nous avons communément refusé de dresser un bilan et préférons nous dire que si c’était à recommencer on referait tout exactement pareil. Il reste encore beaucoup à accomplir et nous avons promis d’être solidaires dans cette glissade impitoyable vers la quarantaine qui, pour certains d’entre nous, se rapproche dangereusement. Sans rancune et rendez-vous dans dix ans, même heure, même endroit !