lundi 22 octobre 2018

Les naufragés


C’était une rentrée en apparence comme les autres, à la fois rassurante et inquiétante, car composée de cette multitude de rituels annonciateurs de l’éternel recommencement. Pourtant rien ne sera plus jamais pareil car l’inconcevable s’est produit : Extasie*, le temple du fitness toulousain, a mis brutalement la clé sous la porte.

Des rumeurs circulaient dans les vestiaires mais personne ne voulait voir les signes avant-coureurs de la chute inéluctable. Puis le clap de fin a sonné et j’ai vécu en direct les dernières heures du centre, observatrice impuissante de la détresse collective. La panique la plus grande régnait dans la communauté des oisifs actifs pour lesquels Extasie était comme une deuxième maison. Ils s’accrochaient aux shorts des coachs tels les malheureux passagers du Titanic agrippés à la soutane du dernier prêtre à bord, espérant obtenir l’absolution avant que le navire ne sombre définitivement dans les eaux sombres et glacées. Celle que je surnommais affectueusement la Lilliputienne Musclor a entamé une grève de la faim et s’est enchaînée à un vélo elliptique. Sa menace n’a pas vraiment été prise au sérieux car son dernier vrai repas remonte à 1995 et depuis elle se nourrit exclusivement de barres protéinées.
Mais le pire est survenu le lendemain, lorsque adhérents et salariés ont eu la confirmation de la nouvelle avec comme seule explication de la direction, un mot d’excuse maladroit placardé sur la devanture. Les premiers perdaient des mois d’abonnement et les autres, bien plus grave, leur emploi. La colère et la consternation ont vite fait place au rassemblement. Une page Facebook de soutien a été créée, un enterrement symbolique d’Extasie organisé, du jamais vu pour une salle de sport.

Bien que guérie de mon addiction à l’entraînement compulsif, j’ai été submergée par la nostalgie et les souvenirs. C’est à Extasie que, jeune étudiante, j’avais fait mes premières armes dans le monde du fitness. Quelques tours et détours plus tard, j’avais eu la joie de retrouver le lieu presque intact, dans son jus, comme si le temps s’était arrêté. Des visages familiers, inévitablement plus ridés et à la chevelure devenue grisonnante, continuaient à le peupler et formaient une humanité touchante. La vétusté des installations lui conférait un charme suranné inimitable. Au-delà de la perte financière, c’est tout cela qui va manquer aux abonnés.
Pour mieux comprendre l’affaire, j’interrogeais Michèle, notre Jane Fonda locale. Michèle a traversé toutes les époques, a pratiqué toutes les disciplines et a eu vent de toutes les magouilles. La presse avait déjà fait appel à son expertise mais je tenais à entendre sa propre version des faits avant qu’elle ne soit déformée par des journalistes  avides de sensationnel. Même pour cette dure à cuire, le pronostic était très sombre. Michèle jetait l’éponge. Les salles low-cost et la standardisation qu’elles imposent ont gagné. La fermeture d’Extasie a certes été provoquée par une mauvaise gestion administrative mais aussi et surtout par la concurrence impitoyable de ces nouvelles structures qui pullulent et où tout est automatisé pour mieux casser les coûts. L’âge d’or du fitness est derrière nous.

Une fois le choc passé, les accros à la fonte ont dû trouver une solution pour satisfaire leurs besoins quotidiens en sécrétion d’endorphines. Une salle voisine, petite sœur du colosse aux pieds d’argile, s’est montrée compréhensive et a proposé un package spécial aux « victimes ». L’entreprise a surtout su saisir une opportunité juteuse pour récupérer des clients. Mais cette bienveillance factice importait peu aux troupes endeuillées, trop heureuses d’avoir trouvé un abri. De guerre lasse, j’ai suivi mollement le mouvement.
À peine avais-je signé le nouveau contrat d’abonnement que je regrettais déjà mon empressement. Je m’étais laissée manipuler. Ils nous prenaient vraiment pour des pigeons. C’est donc à reculons que je me rendis à mon premier cours et là, ô surprise, plus de la moitié des personnes présentes étaient des rescapés d’Extasie. L’ambiance était à la fête, comme lors de retrouvailles familiales après une trop longue séparation. Les gens s’étreignaient, parlaient du difficile travail de deuil et, quand l’émotion devenait trop forte, pleuraient à chaudes larmes, parvenant enfin à évacuer le stress post-traumatique. La Lilliputienne Musclor trônait au premier rang, muscles saillants, sourire béat. Les choses reprenaient leurs cours normal.

Je suis repassée hier devant l’ancien local d’Extasie. La pimpante entreprise est devenue en quelques semaines un espace de désolation balayé par les vents et livré aux tagueurs. On dirait l’une des villes fantômes du Grand Ouest américain, abandonnées du jour au lendemain par les chercheurs d’or. La foule s’est ruée ailleurs, en quête de nouvelles promesses. Une page se tourne mais Michèle et moi restons debout. No pasaran.

*Le nom de l’établissement a été modifié pour des raisons évidentes.


lundi 12 mars 2018

# MeToo


Matin du 8 Mars. Le soleil brille et les beaux jours semblent enfin de retour. Pourtant ce qui aurait pu être un instant de bonheur simple est brutalement interrompu par la réception d’un mail inopportun. Avec la bienveillance apparente qui accompagne les formules toutes faites, mon entreprise s’est sentie obligée de saluer cette date particulière: «Mesdames. Un grand bonjour en cette journée internationale de la femme … Juste: Nous les femmes. 😀😀😀😀😀👍👍👍👍Bonne journée.»
Le message n’est pas signé et le seul effort fait au niveau de la prose est l’insertion de smileys idiots. On dirait du Julio Iglesias plagié! Les membres du Comité Directeur, essentiellement composé d’irréductibles machos, sont en copie, comme s’ils nous accordaient, grands seigneurs, un moment de grâce. Je ne suis pas un chien à qui on donne un os à ronger pour quelques heures. Je revendique le droit de choisir les groupes auxquels je souhaite être associée et refuse d’être rangée en vrac dans le rayon «bonnes femmes». Si seulement ils avaient su trouver les mots justes comme «open bar sur les chaussures», j'aurais pu me laisser attendrir, mais toute marque de délicatesse est proscrite. # Je suis énervée et envisage de traverser la frontière et rejoindre mes camarades espagnoles qui ont appelé au boycott général. # M8 Paro. Le pays est paralysé par un raz-de-marée féministe sans précédent. Les syndicats parlent de 5,3 millions de grévistes dans les rues. # Bravo. Après les Indignados, un mouvement de protestation massif est enclenché par l'Espagne.
La libération de la parole des femmes a en réalité démarré il y a plusieurs mois de l'autre côté de l'Atlantique. La gronde est partie d'Hollywood où une poignée d'actrices, lassées d'écarter les cuisses en silence, se sont d'abord insurgées contre l'élection d'un président à la misogynie décomplexée puis ont fait tomber de son trône le nabab du cinéma, prédateur sexuel notoire mais jusqu'alors nullement inquiété. L'ordre du monde qui permettait aux hommes de jouir d'une immunité totale a été fortement ébranlé. Depuis ces dames sont divisées entre les pasionaras du combat contre le harcèlement et les signataires d'une tribune défendant «la liberté d'importuner». Entre les deux camps, mon cœur balance. Je suis prête à monter sur les barricades pour dénoncer des comportements masculins abusifs mais je fais aussi la différence entre badinage amoureux et drague outrancière. Il ne faudrait pas tomber dans un modèle de société ultra-puritain où les hommes honteux et traqués n'oseraient plus rien faire et où il serait encore plus compliqué de se rencontrer !
Dans toutes les couches de la société et bien au-delà du microcosme du show business, les femmes se sont enfin senties légitimes pour s'exprimer et revendiquer leurs droits. Hasard du calendrier et à mon modeste niveau, j'ai moi aussi «balancé mon porc», même si je trouve l'expression répugnante et vulgaire, surtout car les cochons sont loin d'être lubriques. # Metoo. J'aurais pu puiser dans mon livre de souvenirs et décrire ce qui constitue les étapes obligatoires de l'apprentissage sentimental d'une jeune fille: vieux professeurs libidineux, mains baladeuses dans les transports, colocataire rêvant de rejouer les meilleures scènes de Sex Friends, ambiance de travail ultra-torride où blagues salaces et coucheries font partie intégrante de la fiche de poste, mais c'est un cas de sexisme ordinaire que j'ai choisi d'évoquer, anodin en apparence mais pouvant causer un réel préjudice.
Mon Harvey s'appelle Dédé Le Corbeau et il sévissait il y a encore peu de temps dans l'entreprise où je travaille, en tant que bénévole. Il doit ce sympathique sobriquet à son goût immodéré pour la délation, sa marque de fabrique, sa signature. On trouve fréquemment ce genre de profil dans les structures associatives ou à forte vocation sociale. Ces sinistres sbires, protégés par l'alibi de l'engagement militant, utilisent l'espace d'exercice qu'il leur est alloué pour se donner une illusion d'importance et de pouvoir, à défaut d'être reconnu dans leur vie familiale et professionnelle. Au lieu de mettre de côté leur ego au profit d'une cause plus grande, ils se comportent en chefaillons et se défoulent sur les personnes susceptibles de leur faire de l'ombre. Ils forment un petit groupe, tous à la solde de Dédé. C'est une sorte de mafia dont les membres se cooptent entre eux pour être sûrs de conserver leurs avantages et leurs secrets.

Longtemps j'ai été indifférente à leurs manigances. Les enjeux étaient des places de parking, des bureaux ou de la gadgetterie. Il n'était pas rare non plus qu'ils fassent des caprices ou qu'ils pleurent si quelqu'un leur tenait tête. J'étais surtout affligée par le fait que des hommes d'âge mûr se montrent aussi pathétiques.


L'affaire a pris une nouvelle ampleur lorsqu'à la fin de l'été dernier, Dédé s'es vu relégué à une position très subalterne et a basculé définitivement du côté obscur de la force. Faute d'avoir le courage de s’insurger auprès de la direction, il s'en est pris à une cible plus accessible: moi. Il n'a eu de cesse alors de me critiquer par derrière et de rapporter à mes supérieurs de supposés dysfonctionnements. D'après ce que j'ai compris et sans en être le témoin direct, il remettait en cause la qualité de mon travail et mon intégrité professionnelle, en s'appuyant sur de vagues exemples et sans arguments réels. Je faisais à la fois trop de choses et pas assez. J'étais responsable de tout et n'importe quoi. Il est difficile de trouver le juste milieu quand on n'a comme un seul soutien qu'un doigt accusateur pointé dans le dos. Un vrai face-à-face aurait permis de désamorcer ces attaques en quelques minutes, mais Le Corbeau demeurait insaisissable. 

Dédé est même allé jusqu'à fouiller dans ma vie privée et a brandi la preuve supposée  irréfutable de ma culpabilité: l'entreprise que j'aurais créée en parallèle de mon activité principale. Malheureusement pour lui, j'avais renoncé depuis longtemps à mes velléités entrepreneuriales et fermé boutique, et de toute façon, cela était autorisé dans mon contrat d'embauche.

La coupe était pleine et j'ai sommé ma hiérarchie, qui m'avait assuré de son soutien indéfectible, d'intervenir. L'image de première de la classe que je véhicule depuis l'école primaire est parfois très utile. Mes cow-boys sont arrivés, gentils mais sans envergure et ramollis par la bienséance hypocrite qui rythme la vie en entreprise. Dédé a refusé la confrontation directe et comme certains s'étouffent dans leur alcool, il a continué à s'étrangler dans sa frustration. J'ai alors décidé de me faire justice moi-même en utilisant l'arme la plus efficace que je connaisse, la plume. J'ai donc rédigé un long plaidoyer à destination des hautes instances en appuyant sur les formules qui dérangent par les temps qui courent: «harcèlement moral», «environnement nocif», «discrimination»...

Les Ressources Humaines ont pour une fois joué leur rôle et condamné l’attitude de Dédé. Acculé, ce dernier n'a pas eu d'autre choix que de démissionner. Difficile en effet d'assumer au grand jour sa vilenie. Maya 0,5/ Dédé 0. Victoire en demi-teinte en effet car j'aurais aimé le confondre publiquement. Mais je ne me plains pas car j'ai eu une promotion, je suis montrée en exemple et les bénévoles restants filent droit et sont aux petits soins pour moi. La vermine a été enrayée.

La morale de ce sombre épisode est qu'il ne faut rien banaliser ni rien lâcher. Mais tout cela est déjà loin et l'histoire s'écrit définitivement ailleurs. Zut les blablacar pour Barcelone sont complets. Je tente le stop…. Le matriarcat commence maintenant. # No Pasaran.