lundi 4 mars 2019

80.6° Fahrenheit



« 27,7°. Un 27 février. » Le record de température pour un mois de février a été battu à Toulouse. « C’est du jamais vu dans l’histoire de la météo ! », s’enthousiasme Sainte Evelyne, dinosaure du PAF et grande prêtresse de la pluie et du beau temps pour les nuls. Depuis quelques jours, le soleil brille en continu, le ciel est d’un bleu azur impeccable et la nature a déjà soif. L’été fait un pied de nez à l’hiver et a même sauté la case du printemps.

Alors que les oisifs insouciants se prélassent au soleil, trop occupés à jouir de la vie, un sentiment d’inquiétude m’envahit. Quelle est l’origine de ce picotement étrange et persistant qui me racle la gorge, m’obstrue les bronches et gêne ma respiration ? Je ne suis pas sujette à l’hypocondrie mais, constatant le nombre croissant de toussoteux autour de moi, je pressens une menace derrière cette canicule inhabituelle. Les pouvoirs publics ont lancé une campagne de prévention contre la grippe saisonnière et recommandent les bons gestes d’hygiène à adopter : se laver les mains, éternuer dans son coude, porter un masque jetable… Grippe, mon œil ! C’est une forme de contagion inconnue qui nous frappe, conséquence directe du réchauffement climatique, et bientôt des équipes spécialisées dans les crises sanitaires débarqueront pour mettre en quarantaine les personnes contaminées. Ceux qui resteront ne mangeront plus que des aliments reconstitués car les ressources seront épuisées. 

Les lanceurs d’alerte écologistes avaient raison et l’Apocalypse arrive plus tôt que prévu. Je m’emploie pourtant à apporter ma modeste contribution à la préservation de la planète. Je réutilise les sachets plastiques même percés, je paie à prix d’or des produits commercialisés en circuits courts ou encore je roule à vélo, indifférente à l’hostilité des automobilistes. Ce n’est pas de ma faute si mon employeur me met dans un avion pour un oui ou pour un non, faisant ainsi exploser mon empreinte carbone. Toute l’absurdité de la société moderne se résume là : plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on se déplace pour assister à des réunions stériles. Les entreprises osent ensuite parler de leur engagement en matière de développement durable, concept marketé destiné à légitimer la fumisterie générale. De guerre lasse, de nombreux cadres plaquent tout pour apprendre un métier manuel, soucieux de retrouver la valeur du travail et la satisfaction de produire du réel. 

Comme pour mieux compléter ce tableau de fin du monde, tous les weekends se déroulent des scènes de guérilla urbaine car désormais le samedi, c’est Gilets Jaunes. L’organisation est toujours la même, parfaitement rodée. En début d’après-midi, on défile gentiment et chacun y va de sa revendication personnelle puis à 17h, place aux casseurs. On pille, on brûle, on se castagne avec la police et vers 20h, la tranquillité revient, dans la brume des gazs lacrymogènes. Les balayeurs de rue, dont les uniformes professionnels sont ironiquement jaunes, peuvent faire le ménage afin que l’espace game grandeur nature soit prêt pour la semaine suivante. Aujourd’hui se joue d’ailleurs l’épisode XV ou XVI. On se croirait dans Star Wars avec Eric Drouet dans le rôle de Dark Vador, flanqué de son sinistre acolyte Fly Rider. Même dans les meilleures séries, je me lasse dès la saison 2 et vous laisse deviner mon niveau actuel d’intérêt. L’idée n’est pas de dénigrer la grogne de ceux qui arrivent en bout de chaîne d’un système malade et qui sont éjectés dans de lointaines banlieues, par le mécanisme impitoyable de la gentrification. Ils ont le droit de réclamer leur part du gâteau, mais aucune proposition réelle n’émerge et le mouvement reste diffus et terni par les débordements violents.

Les Gilets Jaunes auront tout de même marqué l’époque et apporté quelques éléments positifs. Pour contourner les ronds-points occupés, les automobilistes empruntent des chemins de traverse et ainsi redécouvrent des coins de campagne oubliés. Autour des lieux de rassemblement improvisés dans les déserts péri-urbains, des gens de tous bords retrouvent une forme de lien social et rompent pour quelques heures la solitude des mornes plaines. En analysant cette forme de contestation 2.0 inédite, les commentateurs l’ont comparée à La Commune de Paris ou à Mai 68, incitant les citoyens concernés à réviser l’Histoire de France, même si c’est sur le danger de la montée des populismes qu’il faut surtout insister. Les enfants sont également impactés et jouent dans les cours de récréation aux gilets jaunes contre les CRS, devant des adultes dépassés qui espèrent ne pas devoir arbitrer ni expliquer qui sont les méchants et les gentils. Enfin, de nouvelles expressions ont fait leur apparition dans le langage courant. On ne dit plus « monter au créneau » mais « mettre un gilet jaune » pour signifier une velléité protestataire. Le jaune n’est plus seulement cette couleur moche qui donne mauvaise mine, mais un symbole universel de ralliement aussi connu que le rouge de la révolution ouvrière ou le noir de l’anarchie. 

L’amour naîtrait dans la pénombre et quelque chose de nouveau et de plus grand transcendera j’espère la mouise actuelle. Alors éteignez les écrans et déverrouillez les portes des conversations, comme dirait un célèbre troubadour du Sud-Ouest. No Pasaran.