La nouvelle est tombée hier en fin de matinée provoquant une onde de choc qui s’est propagée dans le monde entier. On se souvient toujours de ce que l’on faisait dans les moments susceptibles de faire basculer l’histoire et en ce qui me concerne, je profitais d’un soleil hivernal radieux pour faire un footing rédempteur post-réveillon en écoutant ma radio préférée et gloussant aux blagues des chroniqueurs. Soudain, les rires se sont effacés pour laisser la place à un communiqué factuel et froid : « Des hommes cagoulés se sont introduits dans la rédaction du journal Charlie Hebdo et ont provoqué une fusillade. On dénombre au moins 11 morts et de nombreux blessés. Les tueurs ont pris la fuite en se revendiquant ouvertement d’Al-Qaïda. » J’étais abasourdie, j’avais les jambes coupées, comme subissant aussi cette attaque, malgré la protection qu’aurait pu offrir l’éloignement géographique de l’impact.
Premier réflexe typique de notre époque, j’ai vérifié
l’information sur le net et lancé un appel dans les réseaux sociaux, osant encore
croire à une possible grosse farce de la part de ces artistes de la déconnade
avant de me rendre à l’évidence et de m’enquérir aussitôt du sort d’amis habitant
à proximité du lieu du drame et d’anciens camarades gratte-papiers à l’esprit
frondeur. Tous étaient hors de danger mais le plus inconcevable allait venir
lorsqu’au fil des minutes les informations sont devenues plus précises : « Charb,
Cabu, Wolinski, Oncle Bernard, Tignous, Honoré sont morts. » Quelle
horreur, ils ont massacré toute l’équipe, mes tontons flingueurs, les pères
fondateurs d’une presse satirique au style inimitable. Je n’étais pas toujours
d’accord avec leurs idées mais leurs dessins filaient la pêche : rien de
tel que la distance, l'impertinence, l'irrévérence de leur humour pour remettre
les choses à leur place, relativiser, dénoncer la véritable vulgarité des
choses… Il n’y avait pas plus tolérant, pas plus ouvert, pas moins raciste que cette bande de joyeux lurons.
Charlie Hebdo dont je continue à parler au présent a le blasphème pour religion et subit des menaces depuis la publication des caricatures de Mahomet en 2006 mais l’affaire semblait ancienne et enterrée depuis longtemps. « Ils » pour ne pas dire les bourreaux ou les fous d’Allah ont voulu tuer Charlie mais son rire cathartique et libératoire résistera toujours.
Toutes les victimes de ce drame ont droit à la même
considération et chacun est touché à sa manière par la disparition de ces magiciens
du crayon mais c’est surtout à Cabu ou plutôt à Maître Cabu que je pense. Ceux
qui étaient enfants dans les années 80 me comprendront. Pour nous, Cabu c’est
le dessinateur de Récré A2, l’émission du mercredi devant laquelle nous
collaient nos parents, nous abandonnant ainsi sans scrupule dans les griffes de
la perfide Dorothée et de son équipe d’animateurs débilisants. Heureusement, il
y avait Cabu pour nous rassurer, lui qui transpirait la gentillesse, sous ses
pulls jacquard et sa coupe au bol immuable, et croquait inlassablement des
drôles de pifs à Dorothée. Comment aurions-nous pu imaginer alors qu’il faisait
aussi des trucs pour adultes, était un génie de la caricature et avait
notamment inventé le concept du « beauf » devenu une référence
incontournable en sociologie ? En l’assassinant de manière barbare, on
m’arrache ma Madeleine de Proust, c’est mon enfance qui fout le camp. Ils n’avaient
pas le droit. Et en plus, cela s’est passé un mercredi. J’ai envie de chialer.
Le réseau Reporters sans frontières qui œuvre pour
promouvoir et défendre la liberté d'informer et d'être informé partout dans le
monde diffuse en ce moment un spot terrifiant évoquant le destin tragique d’un
journaliste enfermé depuis des années dans un caisson et oublié de tous. L’histoire
ne dit pas si la geôle est réelle ou s’il s’agit d’une évocation métaphorique du
musellement du droit d’expression. A l’écoute de ce message, on se sent
concernés et solidaires tout en se disant que cela ne peut se produire que dans
une lointaine dictature qui bafoue les droits de l’homme au quotidien et
empêche la liberté d’expression. Pourtant, aujourd’hui en France, on tue des
hommes pour des dessins. Nous venons de vivre un 11 septembre culturel.
J’ai toujours été fascinée par la profession de journaliste.
Lorsque, quand j’étais petite, on me demandait ce que je voulais faire plus tard,
je répondais spontanément : « archéologue ou journaliste ». J’ai
vite éliminé la première option car Indiana Jones vieillissait un peu plus à
chaque film, toutes les pyramides étaient déjà découvertes et surtout un
conseiller pédagogique plein d’optimisme a stoppé net mes aspirations : « Mademoiselle,
l’archéologie, c’est le mariage ou l’ANPE ». J’ai donc choisi de m’engager
dans l’autre voie qui n’offrait pas non plus la garantie d'un avenir florissant
mais peu m’importait. Je rêvais de montrer et voir le monde, passer des heures
dans des salles de rédaction enfumées et sentant la sueur, entourée de vieux
baroudeurs furieusement sexy… J’ai fait des études de lettres puis de
journalisme, scribouillé quelques piges mal payées, explosé de joie en voyant
ma signature dans des canards engagés. Mais l’aventure s’est rapidement
arrêtée. Les conditions d’exercice étaient déjà très précaires, ma vision du métier peut être trop
idéale ou ma véritable vocation ailleurs ? J’aurais peut-être dû
me donner plus de temps. Cela restera toujours un regret et a encore plus
renforcé mon admiration sans borne pour ces maestros de la presse écrite qui m’auront
au moins légué le sens de l’humour comme arme de destruction massive.
La mort de ces contributeurs aux Lumières ne doit pas être inutile. Leur richesse intellectuelle et morale doit continuer à briller. Le slogan « Je suis Charlie » a déjà fait le tour du monde et partout des rassemblements ont lieu comme si les gens avaient besoin de ne pas seulement protester en cliquant sur Facebook mais se retrouver, faire corps et être tout simplement ensemble. Ma crainte est que cette surmobilisation meure comme elle est née dès que Charlie fera moins le buzz ou nous aura donné le tournis jusqu’à l’écœurement. Evitons également que de dangereux amalgames soient faits et que l’Islam soit encore plus stigmatisé. N’oublions pas que deux des victimes s’appelaient Ahmed et Mustapha. Osons demeurer une belle et grande démocratie multiculturelle. Soy Charlie. No pasaran !