samedi 14 décembre 2019

Céline au téléphone


Mon entreprise, toujours à la pointe de l’innovation, affirme son engagement dans le combat pour les droits des femmes et vient de mettre en place un dispositif de protection renforcée : une référente interne « harcèlement sexuel et agissements sexistes » avec une ligne téléphonique dédiée. Le centre d’appels n’est pas délocalisé en Afrique et il y’a une vraie personne au bout du fil, une certaine Céline, secrétaire à ses heures perdues. Le monde du cinéma n’est pas le seul à être concerné. Je ne suis pas à l’abri des assauts du pervers pépère du service informatique, modeste disciple de Jeffrey Epstein depuis l’anonymat de l’espace photocopie. Désormais je n’aurai plus jamais peur car Céline est à mon écoute, coûte que coûte.

La loi impose de nommer ce type de référents depuis le 1er janvier 2019 pour les entreprises d’au moins 250 salariés. Tremblez personnels de PME car vous êtes les grands oubliés de la législation. Aucune Céline ne viendra vous protéger des mains baladeuses ou des 5 à 7 non désirés dans le bureau du patron. Le destin implacable vous confine dans la peur et le silence. 

Le déploiement de la cellule spéciale « SOS Harcèlement » est passé totalement inaperçu. Les salariés étaient trop focalisés sur d’autres sujets d’actualité brûlants comme le menu du repas de Noël ou la suppression du cadeau d’entreprise suite au contrôle URSSAF. On ne recevra plus l’habituel appareil électroménager car il constitue un avantage en nature inacceptable. Les inconditionnels de la vie domestique ne s’en remettent pas et se déchaînent sur le réseau social interne. 

Un atelier sur le thème des comportements relous a été organisé mais il se déroulait au siège, en région parisienne. Les provinciaux comme moi, pénalisés par l’ultra-centralisation, n’ont pas pu y assister.  Nous aurons juste un peu de retard dans le désamorcage de la phallocratie par rapport à ceux qui sont proches de l'organe décisionnel. L’ambiance dans les couloirs ne transpirait déjà pas l’érotisme mais elle va carrément tourner à la sinistrose, d’autant plus que Céline peut être sollicitée par les victimes mais aussi les témoins de faits condamnables. C’est la porte ouverte à la délation et aux corbeaux de tous acabits. Les salariés vont contrôler en permanence leurs gestes et leurs paroles, soucieux de ne pas être pris en flagrant délit d’attitude inappropriée. 

J’ai déjà constaté l’impact dans les relations professionnelles. J’expliquais il y’a quelques jours à mon N+1 que je souffrais de fréquentes migraines et celui-ci a commenté : « L’excuse des migraines, un grand classique chez les femmes, on sait ce que ça cache ! ». À peine avait t’il prononcé ces mots que son insouciance décontractée a laissé la place à un profond malaise. La scène se passait au téléphone mais je sentais le souffle de la bête traquée. Mon N+1 avait participé au séminaire chelou et savait qu’il avait franchi la ligne rouge. Impassible, j’ai répondu : « D'après ton raisonnement, si je suis énervée par quelque chose, c’est parce que j’ai mes règles. La société a changé et il est temps de dépasser les stéréotypes de genre. Je ne t’en veux pas, tu as la cinquantaine bien sonnée, tu es un peu beauf et tu ne mesures pas les ravages causés par le sexisme ordinaire. Ça passe pour cette fois mais il faudra penser à moi au moment des étrennes ! ». Mon N+1 a raccroché, tout penaud.

Je m’interroge sur la nomination de Céline pour exercer cette mission délicate et sur son champs de compétences. Est-elle une ancienne victime ou une simple repentie de la promotion canapé? Traitera t’elle avec la même bienveillance un salarié hétérosexuel ou LGBT? Sera t’elle capable de faire face aux cas de plus en plus fréquents de cyberharcèlement ? 

Je me demande également si le périmètre d’intervention de Céline se limite strictement à ce qui se passe dans l’enceinte de l’entreprise. Qu’en est-il si je suis pelotée dans le métro ou sifflée dans la rue en allant au travail? Cela m’arrive un peu moins qu’avant même si je fais partie de la génération sacrifiée sur l’autel du macronisme, mais je reste sur mes gardes. Hier encore, deux adolescents effrontés m’ont ainsi interpellée : « Madame, vous êtes trop belle, même si vous êtes grande. » Par « grande », je devais comprendre « mûre » ou « vieille » mais leur manque de vocabulaire était touchant. Je ne me suis pas laissée attendrir longtemps car, après les avoir dépassés, j’ai entendu : « Même de derrière. ».

La frontière est ténue entre badinage et inconvenance. MILF mais pas trop, je ne suis pas un morceau de viande. Je les ai menacés de le dire à Céline mais mes petits machos n’ont pas semblé comprendre. La rééducation est en marche. À toi de jouer Céline, avec la collaboration de nous tous ! No Pasaran!

dimanche 8 décembre 2019

ÊTRE ET AVOIR


Avec la grève générale, les citadins sont confinés dans les villes, pris au piège comme des rats. Aucun train ne circule, le trafic aérien est fortement perturbé et les routiers mécontents s'y mettent aussi en bloquant les accès d'autoroutes. On tourne en rond dans notre bocal urbain en attendant le retour à la normale.


«Cette sédentarité forcée est une réelle opportunité dans votre cas, me dit ma psy. Vous allez arrêter de courir après votre ombre, vous recentrer sur vous et ralentir le rythme». Je n’ai rien contre l’introspection mais la période précédant les Fêtes de Noël n’est pas la plus propice pour l’oxygénation de l’âme. Les inconditionnels dévalisent les boutiques ou s’entassent au Marché de Noël avides de mauvais vin chaud ou d’artisanat local Made in China. Il faut consommer coûte que coûte. Les Gilets Jaunes résistent et les CRS en tenue Robocop persistent et tirent. Les indigents toujours plus nombreux tendent la main, espérant récupérer des miettes de charité chrétienne mais, devenus invisibles, se font piétiner par la foule hystérique. Balayés l'esprit de Noël et les misérables qui gâchent la magie du moment par leur simple existence. Les rues de la ville ne sont plus que des goulets étroits et obstrués. 

Privée de grands espaces, je trouve refuge dans les salles obscures et dans ma cuisine. Je suis incollable sur l’actualité cinématographique et grâce à mon appétence pour les activités culinaires, je retrouve dans une épicerie une Madeleine de Proust depuis longtemps perdue de vue : les crèmes Mont Blanc. Chocolat, Praliné, Vanille, la trilogie de parfums de mon enfance revient sur le devant de la scène. Le packaging a été un peu modifié et se dit fièrement «100% recyclable». J’ai un léger doute. Trop de plastique. L’onctuosité si particulière de la texture rend aussi suspecte la composition mais je n’ai pas le cœur de vérifier si les ingrédients sont bien tous naturels. Que dirait Greta Thunberg?

Ce dessert régressif fait ressurgir un flot de souvenirs. Je repense à mon école primaire et plus particulièrement à la cantine et ses taulières sociopathes. Les intolérants au gluten et les végans n’existaient pas encore. Menu unique et il fallait tout manger sans rechigner, sous peine de représailles. Les dames de service comme nous les appelions innocemment étaient recrutées avec soin pour leurs mines patibulaires et leur perversité. Je revois encore mon petit frère en pleurs, forcé d’avaler une substance peu ragoûtante par l’une des kapos. J’étais révoltée mais je ne pouvais rien faire, je n’avais que neuf ans.

Dans les débats sur la maltraitance infantile, on oublie souvent les sévices alimentaires. J’ai mis des années à remanger certains plats et d’autres me révulsent par leur simple nom. Passez votre chemin carottes Vichy, céleri rémoulade et salsifis. Seule la crème Mont Blanc constituait une pause sucrée et réconfortante. Elle était livrée dans des grands pots spéciaux pour les collectivités. Les cantinières y faisaient tourner de grosses louches pour mieux aiguiser notre appétit. Puis la distribution se faisait au compte-gouttes, sauf pour les têtes de turc privées de cet unique moment de plaisir. 

Personne ne songeait à se plaindre. L'école de la République était un pilier inattaquable et imposait le respect. Je repense à mon instituteur de cours moyens dont l’influence a été déterminante. Il s’appelait Monsieur Guillon mais nous l’appelions « Maître », même si Mai 68 avait dépoussiéré le système depuis longtemps. Il avait pourtant tout d’un homme de gauche avec sa barbe, ses sous-pulls et ses Clarks. Son enseignement reposait sur un juste équilibre entre autorité, pédagogie et découverte d’une multitude de disciplines culturelles et sportives. Il a conforté et encouragé mon goût pour les mots et la littérature. On ne salue jamais assez l’engagement et le travail des enseignants.

Un jour, Monsieur Guillon a été victime d’un accident domestique, une tondeuse à gazon lui a sectionné deux orteils et il a du s’absenter quelques temps. Sa remplaçante n’avait ni son charisme ni sa force tranquille et avec mes petits camarades nous l’avions fortement chahutée. Rien de terrible, pas d’agression physique ni de vidéo balancée sur Facebook. C'était avant l'ère des téléphones portables, Internet démarrait à peine et Mark Zuckerberg venait de naître. 

Mes copains s’appelaient Awa, Danielle ou encore Mohamed. Leurs parents étaient originaires du Niger, du Congo ou d’Algérie. Parfois, l’un d’eux disparaissait sans explication. La situation dans leur pays s’était arrangée ou leur carte de séjour avait expiré. Je vivais dans une maison individuelle et eux en HLM mais on ne faisait pas la différence, on jouait chez les uns et chez les autres et on s’amusait bien. A l’heure actuelle et avec mes bonnes notes, ma peau blanche et mes yeux bleus, on conseillerait sans doute à mes parents de me mettre dans un ghetto pour privilégiés afin de préserver mon potentiel, en payant ou en contournant la carte scolaire. Je n’aurais alors pas baigné dans cette joyeuse mixité culturelle et sociale qui permet d’aborder l’autre et l’ailleurs avec curiosité et sans avoir peur. 

Loin de moi l’idée d’avoir un discours de vieux combattant et de m’accrocher au refrain « C’était mieux avant ! », mais il y’a du bon dans le old school. En ces temps troublés où l’on arrive à la fin d’un cycle, il faut défendre le système public porteur de sens et de valeurs, garder la tête haute et rester sur nos gardes. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » (Antonio Gramsci). 

Mes considérations militantes sont brutalement interrompues par l'intrusion d'un punk à chiens qui cherche le rayon bières. Retour au présent avec un profil sociologique typiquement français et pur produit du XXIeme siècle. Je lui réponds gentiment: "Elles sont au fond à droite, après les œufs". Mon interlocuteur, plutôt habitué à déclencher hostilité et répulsion, est surpris par ma courtoisie. Il me remercie et s'éloigne en titubant.

De nouveau seule et incapable de me retenir davantage, je m'empare d'un paquet de Mont Blanc praliné, mes préférées, et fonce vers la caisse. No Pasaran !

dimanche 1 décembre 2019

Make Friday Green Again



Chaque mouvement est associé à une couleur symbolique pour mieux favoriser l'identification et le rassemblement. Ainsi le jaune est devenu la couleur des giletistes du samedi, le violet est celle des combats féministes et il faut désormais compter avec le noir du Black Friday, phénomène consumériste importé des États-Unis qui a pris une ampleur inquiétante en seulement 3 ans. 

Depuis quelques jours, je suis bombardée de mails et de sms, agressée visuellement par une surenchère d'affiches et de pancartes car l'opération s'étale sur presque une semaine et contamine tous les pans de l'économie. Mon esthéticienne m'invite pour une séance de soins à prix cassés suivie d'un cocktail VIP. Ce vendredi miraculeux freine t'il aussi la repousse des poils ? Ma banque qui se vante de son engagement sociétal a mis en place des prêts spéciaux Black Friday. Les offres de crédits clignotent sur son portail Web comme pour mieux séduire les portefeuilles modestes et leur permettre de participer au grand carnaval. Les compagnies aériennes ne sont pas en reste et proposent des billets pas chers pour des destinations de rêve mais, à y regarder de plus près, les périodes proposées sont celles des cyclones ou les pays concernés ont basculé récemment dans des guerres civiles sanguinaires. 

Le secteur marchand ne nous veut pas forcément du bien et le Black Friday est un condensé des dérives du système actuel : arnaques, incitation à la surconsommation, triomphe du low cost. Contre ce modèle malade et à bout de souffle, beaucoup de voix s'élèvent pour prôner une consommation raisonnée, basée sur le juste prix, et respectant l'environnement et tous les acteurs de la chaîne. 

Seule une professeur de danse qui tire pourtant le diable par la queue organise un stage ce fameux vendredi sans y coller l'insupportable label. C'est tout à son honneur car en tant que métis franco-burkinabe, elle pourrait surfer commercialement et en toute légitimité sur le côté Black. Son exigence artistique le lui interdit et elle est surtout déchirée depuis toujours par une crise identitaire due à sa double origine. Black n' est pas son métier. 

Shoppeuse devant l'éternel et panier percé assumé, je connais par cœur les comportements d'achat inadaptés et résiste à ce racolage vulgaire généralisé. J'attends les soldes de janvier comme au bon vieux temps lorsque j'étais sur le pied de guerre dès l'aube pour ne pas rater l'ouverture des Galeries Farfouillettes. Enfin presque... 

Ma salle de sport affiche une promotion Black Friday et, devant renouveler mon abonnement, je me laisse appâter. Hélas, le discount est réservé aux nouveaux clients, comme me l'explique la jeune commerciale de l'accueil au regard las et craintif, habituée à la déception et l'hostilité des chalands. Je décide de ne pas défouler mon agacement sur cette malheureuse sous-fifre qui n'est pas responsable de la malhonnêteté de ses employeurs, mais la sermonne tout de même un peu. Les conditions de vente doivent être clairement écrites dans la publicité et la réussite d'une opération commerciale passe par la conquête mais aussi la fidélisation.

La pauvre fille est au bord des larmes et me confie qu'avec son salaire de misère les portes du Black Friday lui sont définitivement fermées. Son désarroi semble sincère et elle ne joue pas la carte du misérabilisme pour me forcer la main. J'essaie de la réconforter. La société est en train de se réinventer, portée par l'énergie et les idées de la nouvelle génération dont elle fait partie. Le bonheur dans le shopping est illusoire et le sentiment de vide nous rattrape toujours. Elle peut être actrice d'un destin non dicté par le Grand Capital. Une lueur d'espoir apparaît dans les yeux de mon interlocutrice, complétée par un franc sourire lorsque je ressigne pour 12 mois.

Vivement le 5 décembre et la convergence des luttes multicolores ! No Pasaran !


dimanche 15 septembre 2019

9/ 11


11 septembre 2019. Il est 6 heures passées de 31 minutes et je suis plantée devant la porte d'embarquement du vol AF 6125 Toulouse-Paris. Je n'ai jamais eu peur de l'avion mais la mémoire reste vive et les images des Twin Towers en flammes n’arrêtent pas de défiler dans ma tête. Comme les personnages de Destination Finale qui se savent voués à un destin funeste et fortement chargé en hémoglobine, je me tiens à bonne distance des barbus et des échafaudages. La prière pour appeler la protection divine ne fonctionne pas dans mon cas. Manque de foi.

Il s'agit d'un déplacement professionnel supposé ultra-stratégique et je fais l'aller retour dans la journée, doublant ainsi mes chances de revivre la tragédie. Mon employeur chercherait-il à se débarrasser de moi en pariant sur la conjonction des planètes ? L'intitulé de la réunion laisse aussi douter de l'intérêt du sacrifice : road show conquête. L'utilisation abusive de termes anglais est particulièrement ridicule dans une boîte qui n'a aucune ambition internationale. J'ai hésité à me présenter en total look US : chemise western, lasso et santiags mais la coquetterie l'a emporté sur l'excès de zèle. J'ai plutôt opté pour une tenue bohème chic qui me donne l'allure d'une héroïne de films catastrophe des années 70. Aïe.

Je finis par monter à bord de l'appareil et, coincée entre deux hommes d'affaires, j'attends la collation désormais réduite comme peau de chagrin. Bientôt les compagnies aériennes nous feront voyager debout et en sous-vêtements, proposant une version revisitée de l'histoire de la Shoah. Mes voisins sont concentrés sur la lecture des pages économiques du Figaro, le dos bien droit et les sourcils froncés. De mon côté, j'ai préféré l'Humanité qui est souvent délaissé dans le bac à journaux.

Le choix du quotidien est hautement stratégique pour signifier une position sociale et se donner une contenance. Je suis surtout contente que l'Huma survive à la crise de la presse écrite car c'est eux qui ont publié ma première pige. Même si mon cœur battait déjà à gauche, j'avais pris un pseudonyme craignant d'être trop marquée au fer rouge politiquement. Si j'avais su que je ferais ensuite carrière dans la communication et rédigerais essentiellement de la propagande institutionnelle, je me serais moins pris la tête. J'ai aussi le dernier Elle. Le choc des contraires, j'assume. J'ai hâte de lire le témoignage "La découverte de l'échangisme a sauvé notre couple.", sous le regard lubrique des businessmen. Inutile de vous cacher derrière vos tableaux de chiffres les gars, je sais que ce sera plus fort que vous !

Le vol se déroule sans encombre, pas le moindre bug technique. Je me dirige vers la bétaillère qui engloutit tous les jours des milliers de banlieusards. On me met dans un avion pour une réunion de 4 heures mais je n'ai plus le droit de prendre un taxi. Il faut privilégier les transports en commun, limiter les coûts et préserver l'environnement. C'est le comble. Je joue des coudes pour avoir une place assise dans le wagon bondé. Des années de pratique, cela ne s'oublie pas. Consciente que je vais passer plus de temps dans le RER pour rejoindre ma société que dans le vol du matin, j'ai envie de prononcer cette phrase agaçante :"J'ai tout de même beaucoup gagné en qualité de vie en retournant dans le Sud." Cependant et encore teintée d'un joli hâle estival, je m'abstiens, craignant des réactions hostiles.

Puis vient le moment tant attendu, l'arrivée à La Ruche, mon Gattaca à moi mais sans Ethan Hawke dans l'ascenseur. Les personnels du siège sont d’une autre espèce et reconnaissables entre mille. Ils font corps avec le décor et ont les pieds englués dans la moquette. Leur teint est blême à force d'abuser de Sodexo et de respirer l'air vicié des open-spaces. Ils enchaînent réunions sur réunions, puis font des reportings et encore des réunions, sauf qu'au bout du point, il n'y a rien. Marx a dit que le travail était la santé de l’homme et le sortait de l'aliénation mais que penserait-il de l’entreprise du XXIème siècle, définitivement détournée de toute forme de production utile ?

Mes considérations sociologiques sont brutalement interrompues car le meeting doit commencer, on a déjà pris du retard. Je reconnais quelques heureux élus qui comme moi ont été arrachés à leur sommeil et flottent en perte de repères spatio-temporels. La porte se referme. Nous sommes pris au piège dans un bocal et l'objectif est d'extirper ce qu'il reste de notre substantifique moelle.

C'est parti pour la séance de brainstorming. Je suis parfaitement rompue à l'exercice et revêts mon masque de proactivité. Tour à tour, je vais tirer des cartes pour briser la glace, dire qui je suis en 3 mots, coller des post-it créatifs et être force de proposition, tout en utilisant des termes tendance et insupportablement creux comme " mode agile", "synergies" ou "stratégie win win". Tonnerre d'applaudissements et clap de fin.

Personne n'est dupe mais il faut assurer le show. Mon regard croise celui du stagiaire qui prend tout soigneusement en notes. C'est lui qui fera la restitution de ce stimulant échange pour soulager son encadrant soit-disant débordé. Courage camarade, moi aussi j'ai été un travailleur de l'ombre. Cela finit par s'arranger ou pas et tu as encore la possibilité d'échapper à cette vaste fumisterie. J'entrevois un éclair de clairvoyance dans ses yeux, comme s'il comprenait mon message.

Mais il est déjà temps de repartir et de faire le chemin à l'envers. Je ne m'étendrais pas sur l'épopée du retour qui mériterait un chapitre complet: panne du Orlyval, centaines de passagers naufragés, pénurie de bus et de taxis, Uber collectivisé, gentleman sauveur hollandais...Même si j'ai très envie d'évoquer la réconciliation improbable avec le peuple hollandais dont je me suis si souvent moquée de l'accent et de la pingrerie, je suis épuisée par cette journée interminable et n'aspire qu'à sombrer dans une léthargie réparatrice. Home sweet home. Mon portable vibre. SMS du stagiaire scribe. Il a décidé de changer de voie et va entamer une formation d'ébéniste. Il me remercie pour la transmission de pensée et me souhaite une bonne continuation. Mon intervention n'aura pas été totalement vaine. Hasta la Vista amigo. No Pasaran.  

lundi 4 mars 2019

80.6° Fahrenheit



« 27,7°. Un 27 février. » Le record de température pour un mois de février a été battu à Toulouse. « C’est du jamais vu dans l’histoire de la météo ! », s’enthousiasme Sainte Evelyne, dinosaure du PAF et grande prêtresse de la pluie et du beau temps pour les nuls. Depuis quelques jours, le soleil brille en continu, le ciel est d’un bleu azur impeccable et la nature a déjà soif. L’été fait un pied de nez à l’hiver et a même sauté la case du printemps.

Alors que les oisifs insouciants se prélassent au soleil, trop occupés à jouir de la vie, un sentiment d’inquiétude m’envahit. Quelle est l’origine de ce picotement étrange et persistant qui me racle la gorge, m’obstrue les bronches et gêne ma respiration ? Je ne suis pas sujette à l’hypocondrie mais, constatant le nombre croissant de toussoteux autour de moi, je pressens une menace derrière cette canicule inhabituelle. Les pouvoirs publics ont lancé une campagne de prévention contre la grippe saisonnière et recommandent les bons gestes d’hygiène à adopter : se laver les mains, éternuer dans son coude, porter un masque jetable… Grippe, mon œil ! C’est une forme de contagion inconnue qui nous frappe, conséquence directe du réchauffement climatique, et bientôt des équipes spécialisées dans les crises sanitaires débarqueront pour mettre en quarantaine les personnes contaminées. Ceux qui resteront ne mangeront plus que des aliments reconstitués car les ressources seront épuisées. 

Les lanceurs d’alerte écologistes avaient raison et l’Apocalypse arrive plus tôt que prévu. Je m’emploie pourtant à apporter ma modeste contribution à la préservation de la planète. Je réutilise les sachets plastiques même percés, je paie à prix d’or des produits commercialisés en circuits courts ou encore je roule à vélo, indifférente à l’hostilité des automobilistes. Ce n’est pas de ma faute si mon employeur me met dans un avion pour un oui ou pour un non, faisant ainsi exploser mon empreinte carbone. Toute l’absurdité de la société moderne se résume là : plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on se déplace pour assister à des réunions stériles. Les entreprises osent ensuite parler de leur engagement en matière de développement durable, concept marketé destiné à légitimer la fumisterie générale. De guerre lasse, de nombreux cadres plaquent tout pour apprendre un métier manuel, soucieux de retrouver la valeur du travail et la satisfaction de produire du réel. 

Comme pour mieux compléter ce tableau de fin du monde, tous les weekends se déroulent des scènes de guérilla urbaine car désormais le samedi, c’est Gilets Jaunes. L’organisation est toujours la même, parfaitement rodée. En début d’après-midi, on défile gentiment et chacun y va de sa revendication personnelle puis à 17h, place aux casseurs. On pille, on brûle, on se castagne avec la police et vers 20h, la tranquillité revient, dans la brume des gazs lacrymogènes. Les balayeurs de rue, dont les uniformes professionnels sont ironiquement jaunes, peuvent faire le ménage afin que l’espace game grandeur nature soit prêt pour la semaine suivante. Aujourd’hui se joue d’ailleurs l’épisode XV ou XVI. On se croirait dans Star Wars avec Eric Drouet dans le rôle de Dark Vador, flanqué de son sinistre acolyte Fly Rider. Même dans les meilleures séries, je me lasse dès la saison 2 et vous laisse deviner mon niveau actuel d’intérêt. L’idée n’est pas de dénigrer la grogne de ceux qui arrivent en bout de chaîne d’un système malade et qui sont éjectés dans de lointaines banlieues, par le mécanisme impitoyable de la gentrification. Ils ont le droit de réclamer leur part du gâteau, mais aucune proposition réelle n’émerge et le mouvement reste diffus et terni par les débordements violents.

Les Gilets Jaunes auront tout de même marqué l’époque et apporté quelques éléments positifs. Pour contourner les ronds-points occupés, les automobilistes empruntent des chemins de traverse et ainsi redécouvrent des coins de campagne oubliés. Autour des lieux de rassemblement improvisés dans les déserts péri-urbains, des gens de tous bords retrouvent une forme de lien social et rompent pour quelques heures la solitude des mornes plaines. En analysant cette forme de contestation 2.0 inédite, les commentateurs l’ont comparée à La Commune de Paris ou à Mai 68, incitant les citoyens concernés à réviser l’Histoire de France, même si c’est sur le danger de la montée des populismes qu’il faut surtout insister. Les enfants sont également impactés et jouent dans les cours de récréation aux gilets jaunes contre les CRS, devant des adultes dépassés qui espèrent ne pas devoir arbitrer ni expliquer qui sont les méchants et les gentils. Enfin, de nouvelles expressions ont fait leur apparition dans le langage courant. On ne dit plus « monter au créneau » mais « mettre un gilet jaune » pour signifier une velléité protestataire. Le jaune n’est plus seulement cette couleur moche qui donne mauvaise mine, mais un symbole universel de ralliement aussi connu que le rouge de la révolution ouvrière ou le noir de l’anarchie. 

L’amour naîtrait dans la pénombre et quelque chose de nouveau et de plus grand transcendera j’espère la mouise actuelle. Alors éteignez les écrans et déverrouillez les portes des conversations, comme dirait un célèbre troubadour du Sud-Ouest. No Pasaran.