vendredi 8 mai 2020

L’ Armée des ombres




1er mai 2020 et 46ème jour de confinement. La météo est maussade et le muguet a le bourdon. Pas de cortèges de vieux syndicalistes, ni de stands bières saucisses et encore moins de camions avec du gros son pour danser derrière. On peut uniquement défiler en ligne ou taper sur une casserole à la fenêtre pour signifier son insoumission. L'inventivité individuelle est incroyable : des Playmobil brandissent des pancartes sur Twitter, L'Internationale fait vibrer les cœurs sur Facebook, mais il manque l'émulation collective et les bains de foule. Melechon a pris un râteau sur les réseaux sociaux. Rien ne vaut le terrain et les pavés, même si les plages sont fermées.
Des visionnaires tels que Karl Marx, Friedrich Engels ou encore Rosa Luxemburg, militante et théoricienne du mouvement socialiste, se sont battus pour un changement de société et un monde du travail où le capitalisme  offrirait une place digne à l’être humain. Que penseraient-ils de cette drôle de guerre, où l'on célèbre tardivement des professions dénigrées et où le télétravail ou plutôt le travail à distance forcé et dégradé devient légion ? 

Beaucoup de gens applaudissent les personnels qui sont au front, tous les soirs à 20h : « Bravo aux soignants », « Bisous à l’équipe de Carrefour Express », « Merci à nos héros ».... Vous exprimez haut et fort votre reconnaissance mais vous allez aux manifs pour défendre le service public et dénoncer la fracture sociale? Il n’y a pas de héros, il n’y a que des gens ordinaires qui font bien leur boulot. Dans ces temps troublés de pseudo unité nationale, le recours à la rhétorique guerrière feint d’élever à la grandeur des gens qu’on sous-traite dans l’échelle sociale. 

Je suis un soldat de la troisième ligne, à l'activité définie comme non essentielle pour surmonter la crise actuelle. Certes, les chargées de relations publiques viennent bien après la farine et le papier toilette dans la liste des éléments fondamentaux, mais nous ne sommes pas seulement des êtres futiles qui traînent dans les cocktails, serrent des mains et sourient sur les photos. Quand l’épidémie aura été vaincue, les gentils organisateurs permettront de relancer les rencontres conviviales et soutenir le secteur événementiel fortement impacté. Votre Ministre des Apéritifs reprendra bientôt du service !

Comme un quart des français, j'ai été balancée chez moi le 16 mars dernier avec pour consignes de ne pas bouger et de maintenir ma productivité, loin de mon terrain de jeu habituel. Sauve qui peut, trois dossiers embarqués à la hâte et cap sur la maison. Les hommes ne naissent pas égaux en matière de logement et pour la majorité télétravail rime avec cohabitation familiale compliquée ou claustrophobie dans un appartement trop petit. À la libération, je propose de rebattre les cartes et de rééquilibrer les situations. « Échange HLM surpeuplé à Clichy-sous-Bois contre villa avec vue sur mer. » Tous chez Guillaume Canet au Cap Ferret !

Pendant ces longues semaines d’enfermement, j'ai vu la nature refleurir à travers la vitre, enchaînée à mon bureau improvisé. Je travaille depuis longtemps de façon autonome et nomade mais il y a une différence entre l'éloignement choisi et subi. Nous avons pris le maquis malgré nous.

Plus que jamais ce chamboulement radical fait ressortir l'absurdité du monde de l'entreprise et l'inutilité de certaines fonctions. Nos N++++ n'ont de cesse de s'approprier les formules du moment comme « se réinventer », « préparer l'après », « se mettre en mode agile » alors qu'ils font strictement l'inverse et répètent à l'infini leurs erreurs habituelles. 

Le droit à la déconnection existe mais pour beaucoup de personnes les jours se confondent avec les nuits, les weekends et les vacances ont disparu de leurs agendas surchargés. Cela peut s’expliquer par la peur du vide, le besoin de tromper l’ennui ou le retour du spectre de la récession. Certaines entreprises ont mis à disposition de leurs employés des cellules d’écoute psychologique pour se couvrir en cas de pépin.  


Distanciation sociale oblige, mes interlocuteurs sont désormais des visages flous et hirsutes sur un écran ou de simples ronds avec des initiales qui parlent, lorsqu’on coupe les caméras pour soulager le réseau. La femme qui ne sourit jamais, alias Cruella la Directrice Générale, nous rassure régulièrement sur You Tube et nous indique comment mieux vivre ensemble cette grande aventure collective. Le scénario est digne d’un blockbuster d’anticipation dans lequel les hommes seraient gouvernés par un état totalitaire et équipés de puces électroniques détectant leurs mouvements et perçant leurs pensées les plus secrètes. L’ambiance reste pleinement apaisée et bienveillante. 

Comble de l’absurde, j’ai passé mon entretien professionnel le 8ème jour du confinement. Ma responsable hiérarchique, obsédée par le contrôle et le reporting, a insisté pour le maintenir, m’incitant à faire abstraction de la déflagration qui venait de nous frapper. « Le monde est en train de s’écrouler et tu me demandes de me projeter et de fixer des objectifs par rapport à des opérations qui sont annulées. Ma seule ambition est de survivre. », ai-je indiqué en introduction. La bullshit jobeuse a aussitôt buggé et cessé de pianoter sur son clavier. Ont suivi trois heures de dialogue de sourds, un téléphone fracassé contre le mur et une envie miraculeusement surmontée de fumer des substances illicites mais j’ai eu gain de cause. Victoire par KO. Rien n’a été défini et nous reprendrons cet échange le plus tard possible. 

Ce premier acte de résistance a marqué l’entrée dans une nouvelle phase : l’acceptation et la reprise en main. Éprouvante et passionnante, la période révèle plus que jamais notre capacité à nous adapter, à faire preuve de rigueur, de réactivité, de créativité et de solidarité professionnelle ou pas.  Les chamailleries se transposent dans la galaxie numérique avec toujours en conclusion l'incontournable "Prends-bien soin de toi!", fortement chargé en hypocrisie sociale. 

J’ai hâte de retrouver la vraie vie et l’overdose technologique me guette. Le téléphone est un pis-aller, les e-mails une corvée et Skype est laid comme une télé d’hôpital. L’un de mes amis lance une bande pré-enregistrée de gamins braillards lorsque les réunions Zoom s’éternisent trop, afin de pouvoir s’éclipser pour urgence parentale. Je tiens à préciser qu’il n’a pas d’enfants. 

La bonne ou mauvaise nouvelle est que le télétravail va continuer voire se généraliser. Nous sommes toujours là, bientôt déconfinés, mobilisés, révoltés et allons écrire une vraie charte quant à cette nouvelle façon de travailler. Nous ne reviendrons pas à la normalité car la normalité, c’était le problème. Rendez-vous dedans, dehors ou quelque part dans le cloud étoilé. No Pasaran. 

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