jeudi 22 novembre 2012

L’homme est une femme comme les autres



Avec la fin de l’Empire de Queen Bee et le retour de la démocratie, la ruche est passée par un sas de dépressurisation et a connu une phase de relâchement total. Les abeilles voguaient au gré du vent, goûtant à un moelleux bien-être qu’elles n’espéraient plus. «Tu veux dire que tu glandais encore plus qu’avant ?» ont sous-entendu certains esprits mal intentionnés de mon entourage. Pas du tout, mais le lâcher prise est souvent nécessaire et salvateur pour faire table rase du passé et mieux rebondir. Mes camarades et moi-même avions besoin de réapprendre à penser librement et à prendre des initiatives seules, sans demander la permission pour tout à une souveraine despotique. Et puis, le bateau n’allait pas complètement à la dérive puisque nous avions un nouveau commandant. Je dis bien «un» car l’ordre suprême des mâles avait estimé impossible de substituer à Queen Bee, si exceptionnelle et irremplaçable, une autre Elle qui aurait toujours souffert de la comparaison et aurait fini en camisole et sous prozac à force de vouloir effacer son souvenir indélébile. Ainsi, par une bel après-midi de juillet, celui que j’appellerai C est entré dans notre vie par la petite porte.

Pour favoriser son intégration, Queen Bee l’avait convié à sa dernière soirée d’adieux, la plus belle et la plus somptueuse de toutes. Elle trônait au milieu de la pièce, entourée de ses adoratrices en pleurs et couverte d’offrandes pour l’achat desquels les plus fanatiques d’entre nous nous avaient saignées jusqu’à l’os, menaçant de dénoncer les non-contributrices. C s’était ainsi retrouvé l’unique mâle dans une assemblée de vingt-cinq femmes partageant un moment d’une rare intensité émotionnelle et, aussi à l’aise qu’un chien dans un jeu de quilles, il avait balbutié quelques mots avant de prendre la poudre d’escampette. Me tenant un peu à l’écart avec d’autres insoumises, je n’avais même pas entendu son nom. Nous avons ensuite regagné nos alvéoles respectives en province et pendant plusieurs mois C n’a été qu’une voix lointaine au téléphone.

Contre toute attente et même à travers ce prisme technologique, C a rapidement su imposer sa patte. Tout d’abord, il a généralisé le tutoiement destiné à abattre les barrières hiérarchiques et créer une ambiance de travail authentique et conviviale. Très échaudée par la pseudo-décontractitude professionnelle nord-américaine dans laquelle j’ai baigné autrefois, j’avoue me méfier du « Tu Tout de Suite » et préfère observer et attendre avant d’accorder ma confiance. Mais C a marqué des points dans d’autres domaines. Au cours de chacune de nos conversations, il était en permanence à l’écoute, n’imposait pas son avis et savait se remettre en question, en faisant toujours preuve de beaucoup de douceur et d’humilité. Grâce à cette approche pleine de féminité, C peut se réjouir d’avoir pris l’exact contre-pied de sa prédécesseuse qui nous avait replongées dans l’obscurantisme de l’Ancien Régime. Curieuse ironie du sort: c’est un homme qui nous a fourni les armes pour gagner notre émancipation.

Mais la période «C au téléphone» ne pouvait pas durer éternellement et il était temps pour lui d’affronter la meute. La date de la cérémonie d’adoubement de C a été fixée et toutes les abeilles ont été rappelées à la ruche pour l’occasion. Tard dans la soirée précédant le jour J, j’ai reçu un appel. C’était C. Il me dit :

« - Bonsoir Maya. Je ne te dérange pas.

- Bonsoir C. Non, je répétais pour le «Grand Bourdonnement».

- Le quoi ?

- Le «Grand Bourdonnement», c’est la cérémonie qui clôturera ton intronisation. Il y aura des chants, des danses, des tours de magie. L’abeille de Lyon va même tenter de cracher des flammes. C’est la tradition.

- J’ai le trac. J’ai peur de ne pas être à la hauteur.

- Ne t’inquiète pas. Tu t’en sors bien. Tu es à 90% de côte de popularité. Continue à jouer la carte de la modestie et de la normalité, c’est la tendance du moment.

- Tu crois ?

- J’en suis sûre.

- Je te demanderai juste une faveur. Après mon discours d’introduction, je vais inviter l’assistance à intervenir. Pourras-tu poser une première question afin de lancer la machine ? J’aimerais éviter le flop.

- Tu peux compter sur moi mais à une condition: la suppression définitive des séminaires de développement personnel et des stages de clown. Plus jamais ça.

- Promis !

- Juré ?

- Craché !

- Djobi ?

- Djoba ! »

J’ai mal dormi cette nuit-là, trop occupée à peaufiner mon intervention stratégique. Le lendemain, je suis arrivée pratiquement la dernière. C m’a accueillie avec soulagement. Il se dandinait d'un pied sur l'autre visiblement très mal à l’aise et était couvert de traces de rouge à lèvres. Toujours pour stimuler les rapports, il avait autorisé le bisou matinal en plus du tutoiement et en subissait les conséquences. Il a tout de même réussi une harangue honorable destinée à nous faire partager sa pensée «visionnaire » et a conclu en donnant le signal convenu : «J’ai suffisamment parlé et suis prêt maintenant à répondre à vos questions. Je vous écoute ». C’était à moi de jouer. Sans hésitation, je dis: «Est-ce qu’on peut t’appeler Bosley ?*». J’ai poursuivi mon raisonnement : «En ces temps troublés de crise et de perte de repères, nous avons besoin d’images rassurantes et de références fortes; or, qui de mieux que ce personnage qui a bercé notre enfance et le démarrage de la vie d’adulte de nos vétérantes ? Bosley, c’est à la fois notre père, notre frère, notre meilleur ami gay… ». Les autres abeilles me fusillaient du regard, sans doute jalouses de ne pas avoir lancé l’idée. Elles secouaient la tête et faisaient des effets de cheveux, espérant être repérées pour être l’un des trois anges leaders. Hélas pour elles, les « Drôles de Dames », c’est bien plus qu’un sourire dentifrice et un brushing indécoiffable !

C a fini par réagir timidement : « Je ne pourrais pas plutôt être Charlie**? ». On sentait une blessure d’enfance profonde et toujours présente. Je répondis : « Non C, tu n’y es pas du tout. Charlie c’est la figure strauss-kahnienne par excellence. Charlie, c’est l’argent, le bourbon, les cigares, les femmes en minishorts… Bref tout ce que nous exécrons par-dessus tout. » Penaud, C a murmuré : « C’est OK pour Bosley ».

Prise de pitié, l’une de mes camarades a alors orienté le débat vers un autre point essentiel : « Comment va Queen Bee ? ». C avait soigneusement préparé sa réponse : « Elle va très bien et vous embrasse toutes. » Là, je savais qu’il mentait car j’avais appris de source sûre que depuis sa désinvestiture, Queen Bee traînait chez elle en pyjama, désormais accro à l’alcool, au tabac et aux talk-shows de l’après-midi, et rejetait systématiquement les solutions proposées par le Pôle Emploi, jugeant cette administration trop plébéienne. Sur ce dernier point, elle n’avait peut-être pas tout à fait tort. No Pasaran.

*Gestionnaire asexué et bedonnant de l’agence de détectives dans la série « Les Drôles de Dames ».
** Employeur mystérieux des « Drôles de Dames » dont on ne voit jamais le visage.