jeudi 29 décembre 2022

Docteur Jacky a rejoint les étoiles

 

On rembobine et on recommence car le titre ne va pas. Jacky détestait les phrases mièvres et les réminiscences de superstition catholique. Elle regardait la vie droit dans les yeux et avait le sens des répliques choc qui secouaient souvent ses interlocuteurs, plus habitués à mettre les formes. À quoi bon s’encombrer d’artifices et pour saluer comme il se doit sa mémoire : Jacky, clap de fin ! 


Jacky était ma psychiatre depuis plus de 10 ans. Difficile de décrire le lien unique qui se crée dans le secret du confessionnal entre un spécialiste du cerveau et les âmes en questionnement, surtout lorsqu’on a la chance de tomber sur une écoute profondément humaine. Jacky n’était pas du genre à simplement osciller la tête de manière mystérieuse et laisser ses patients seuls face à un silence déroutant. Nous avions au contraire des échanges passionnés sur la politique, la littérature et les grands enjeux sociétaux. Je me demandais souvent si cela était normal dans un contexte d’analyse mais, en cas de situations difficiles, Jacky avait toujours su rendosser sa blouse de médecin et apporter les conseils et l’éclairage nécessaires.  


Depuis deux ans, nos rendez-vous s’étaient espacés. Jacky avait officiellement pris sa retraite et gardé uniquement quelques élus en consultation, choisis pour l’intérêt de leur discussion et sans pathologie lourde, du moins c’est ce que je me disais ! La crise sanitaire était aussi passée par là. Je ne me rendais plus dans son cabinet aux murs recouverts de livres mais l’appelais sur son portable. D’un commun accord, nous avions banni la visio qui créait une fausse proximité aliénante. Le distanciel avait remplacé le présenciel, pour utiliser ces termes moches devenus courants avec la pandémie.  


Jacky nous a brutalement quitté le 14 décembre dernier, le jour de la demi-finale France-Maroc. Ultime pied de nez au destin pour celle qui détestait le foot et Noël. Nous partagions d’ailleurs cette aversion qui était un sujet récurrent d’agacement et de plaisanterie entre nous. Cette ironie du destin m’a fait sourire malgré ma tristesse mais nous n’aurons pas l’occasion de faire le point sur la manipulation des foules par le foot ni de nous réjouir de la défaite de l’Équipe de France. Macron devra trouver autre chose pour endormir le peuple et assumer ses vilénies. Quant à moi, il me faudra chercher une autre oreille pour débriefer de la pesanteur des fêtes de fin d’année et définir des bonnes résolutions porteuses de sens pour 2023.  


Jacky avait, comme moi, le cœur à gauche. Un expert en sociologie nous classerait dans la catégorie des bobos, Jacky à tribord, avec les bourgeois, et moi à bâbord, avec les bohêmes. En effet, nous avions en commun l’attachement au service public malmené par les intérêts du grand capital, l’amour de l’art et des belles choses mais Jacky ne comprenait pas mon goût immodéré pour les voyages immersifs et sportifs où le corps est mis à l’épreuve et le confort souvent rudimentaire. Pour elle, ces aventures dont je rentrais toujours ragaillardie la laissaient perplexe et assimilées à une forme de délire masochiste. Jacky était curieuse de la rencontre de l’autre et de l’ailleurs, mais dans le confort d’un 4 étoiles, baignant si possible dans une ambiance surannée et avec un piano bar. Elle avait fait sienne la formule de Guy Bedos : « Être prêt à mourir pour le peuple ça ne signifie pas qu'on est prêt à vivre avec. » Elle aurait adoré La Havane et ses palaces décrépis.  


De par cette connivence improbable, j’ai été informée de sa mort le jour-même et invitée à sa crémation qui a eu lieu une semaine plus tard. C’est Françoise, la femme de ménage de Jacky et également fidèle parmi les fidèles, qui m’a prévenue. Je me suis ainsi rendue par un matin blême au pôle funéraire situé dans une banlieue dortoir et où était réunie une poignée d’inconnus. Françoise m’a rapidement présenté les principaux protagonistes : Joël, le concierge et confident, son ex-belle fille, le neveu qui hérite de tout et qu’elle n’aimait pas, de vieux amis dont elle ne connait plus les noms… Cette réunion semblait directement inspirée d’un roman d’Agatha Christie.  


Jacky avait 77 ans mais n’avait pas rédigé de testament. « Elle se croyait invincible. », a commenté Françoise. Pépé, mon ami banquier et qui était aussi un patient de Jacky, ne s’en remet pas. Lui qui susurre à l’oreille des vieilles rombières aurait pu l’orienter vers des placements stratégiques et le choix de bénéficiaires adaptés. De mon côté, je lui aurais suggéré de tout laisser au CHU pour lequel elle a tant œuvré et qui est bien mal en point.  


On ne connaît jamais vraiment les gens et surtout pas son psychiatre, malgré les longues heures de confessions intimes mais qui, déontologie oblige, ne se font que dans un seul sens. À ma grande surprise, Jacky n’avait plus de parents directs et vivait seule depuis des années, alors que je l’avais toujours imaginée entourée d’une famille unie, avec des petits-enfants. Pourtant elle ne semblait pas souffrir d’un sentiment de solitude et dégageait au contraire une certaine plénitude, rythmés par des coups de gueule récurrents. Cette force était-elle une simple apparence ? Encore une conversation que nous n’aurons jamais.  


Je n’avais jamais assisté à une mise en cendres et l’expérience m’a semblé surréaliste, d’autant plus que je me retrouvais brutalement plongée dans la sphère privée de mon analyste. 


Tout devait être plié en vingt minutes et le timing a été respecté. Le maître de cérémonie avait l’allure et le phrasé d’un videur de boîte de nuit. Deux ou trois personnes ont pris successivement la parole. Quelqu'un a cité Alexandre Dumas. Puis un diaporama est passé en boucle, avec Hallelujah de Leonard Cohen en musique de fond. La vie de Jacky a ainsi défilé en quelques photos, dont une où elle posait devant La Fontaine de Trevi. Elle adorait l'Italie. Enfin, les gens se sont levés pour déposer une fleur sur son cercueil avant qu'il ne disparaisse dans le royaume des limbes. L'émotion était palpable malgré le format express.  


Jacky souhaitait finir sur une note simple mais là c'était vraiment expédié : une vie entière guidée par une vraie exigence intellectuelle célébrée dans une prestation standard et autour de quelques clichés. Je me suis éclipsée rapidement car tout cela était trop glauque. La gentille ex belle-fille a récupéré l'urne afin que les cendres de Jacky soient dispersées au Jardin des Plantes ou dans l'océan et non à la sortie du crématorium comme le préconisait initialement le fiel héritier. J'embrasse Françoise et nous nous promettons de nous revoir rapidement, désormais soudées par un souvenir commun. 


Voilà Cher Docteur, j'arrive à la fin de ce modeste hommage que je tenais à vous rendre et il est temps de vous dire au revoir, même si je continuerai à vous parler longtemps. Il n’y a pas de solution miracle et l’être humain fait comme il peut pour être en paix avec lui-même et tenir le coup. La route est encore longue mais vous m’avez aidée dans cette rencontre avec un moi qui assume comme il peut ses choix non conventionnels. Je veillerai à échapper aux faux-semblants et à être digne de vos recommandations. Au revoir et merci mon amie. RIP Docteur Jacky !