samedi 14 décembre 2019

Céline au téléphone


Mon entreprise, toujours à la pointe de l’innovation, affirme son engagement dans le combat pour les droits des femmes et vient de mettre en place un dispositif de protection renforcée : une référente interne « harcèlement sexuel et agissements sexistes » avec une ligne téléphonique dédiée. Le centre d’appels n’est pas délocalisé en Afrique et il y’a une vraie personne au bout du fil, une certaine Céline, secrétaire à ses heures perdues. Le monde du cinéma n’est pas le seul à être concerné. Je ne suis pas à l’abri des assauts du pervers pépère du service informatique, modeste disciple de Jeffrey Epstein depuis l’anonymat de l’espace photocopie. Désormais je n’aurai plus jamais peur car Céline est à mon écoute, coûte que coûte.

La loi impose de nommer ce type de référents depuis le 1er janvier 2019 pour les entreprises d’au moins 250 salariés. Tremblez personnels de PME car vous êtes les grands oubliés de la législation. Aucune Céline ne viendra vous protéger des mains baladeuses ou des 5 à 7 non désirés dans le bureau du patron. Le destin implacable vous confine dans la peur et le silence. 

Le déploiement de la cellule spéciale « SOS Harcèlement » est passé totalement inaperçu. Les salariés étaient trop focalisés sur d’autres sujets d’actualité brûlants comme le menu du repas de Noël ou la suppression du cadeau d’entreprise suite au contrôle URSSAF. On ne recevra plus l’habituel appareil électroménager car il constitue un avantage en nature inacceptable. Les inconditionnels de la vie domestique ne s’en remettent pas et se déchaînent sur le réseau social interne. 

Un atelier sur le thème des comportements relous a été organisé mais il se déroulait au siège, en région parisienne. Les provinciaux comme moi, pénalisés par l’ultra-centralisation, n’ont pas pu y assister.  Nous aurons juste un peu de retard dans le désamorcage de la phallocratie par rapport à ceux qui sont proches de l'organe décisionnel. L’ambiance dans les couloirs ne transpirait déjà pas l’érotisme mais elle va carrément tourner à la sinistrose, d’autant plus que Céline peut être sollicitée par les victimes mais aussi les témoins de faits condamnables. C’est la porte ouverte à la délation et aux corbeaux de tous acabits. Les salariés vont contrôler en permanence leurs gestes et leurs paroles, soucieux de ne pas être pris en flagrant délit d’attitude inappropriée. 

J’ai déjà constaté l’impact dans les relations professionnelles. J’expliquais il y’a quelques jours à mon N+1 que je souffrais de fréquentes migraines et celui-ci a commenté : « L’excuse des migraines, un grand classique chez les femmes, on sait ce que ça cache ! ». À peine avait t’il prononcé ces mots que son insouciance décontractée a laissé la place à un profond malaise. La scène se passait au téléphone mais je sentais le souffle de la bête traquée. Mon N+1 avait participé au séminaire chelou et savait qu’il avait franchi la ligne rouge. Impassible, j’ai répondu : « D'après ton raisonnement, si je suis énervée par quelque chose, c’est parce que j’ai mes règles. La société a changé et il est temps de dépasser les stéréotypes de genre. Je ne t’en veux pas, tu as la cinquantaine bien sonnée, tu es un peu beauf et tu ne mesures pas les ravages causés par le sexisme ordinaire. Ça passe pour cette fois mais il faudra penser à moi au moment des étrennes ! ». Mon N+1 a raccroché, tout penaud.

Je m’interroge sur la nomination de Céline pour exercer cette mission délicate et sur son champs de compétences. Est-elle une ancienne victime ou une simple repentie de la promotion canapé? Traitera t’elle avec la même bienveillance un salarié hétérosexuel ou LGBT? Sera t’elle capable de faire face aux cas de plus en plus fréquents de cyberharcèlement ? 

Je me demande également si le périmètre d’intervention de Céline se limite strictement à ce qui se passe dans l’enceinte de l’entreprise. Qu’en est-il si je suis pelotée dans le métro ou sifflée dans la rue en allant au travail? Cela m’arrive un peu moins qu’avant même si je fais partie de la génération sacrifiée sur l’autel du macronisme, mais je reste sur mes gardes. Hier encore, deux adolescents effrontés m’ont ainsi interpellée : « Madame, vous êtes trop belle, même si vous êtes grande. » Par « grande », je devais comprendre « mûre » ou « vieille » mais leur manque de vocabulaire était touchant. Je ne me suis pas laissée attendrir longtemps car, après les avoir dépassés, j’ai entendu : « Même de derrière. ».

La frontière est ténue entre badinage et inconvenance. MILF mais pas trop, je ne suis pas un morceau de viande. Je les ai menacés de le dire à Céline mais mes petits machos n’ont pas semblé comprendre. La rééducation est en marche. À toi de jouer Céline, avec la collaboration de nous tous ! No Pasaran!

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