dimanche 8 décembre 2019

ÊTRE ET AVOIR


Avec la grève générale, les citadins sont confinés dans les villes, pris au piège comme des rats. Aucun train ne circule, le trafic aérien est fortement perturbé et les routiers mécontents s'y mettent aussi en bloquant les accès d'autoroutes. On tourne en rond dans notre bocal urbain en attendant le retour à la normale.


«Cette sédentarité forcée est une réelle opportunité dans votre cas, me dit ma psy. Vous allez arrêter de courir après votre ombre, vous recentrer sur vous et ralentir le rythme». Je n’ai rien contre l’introspection mais la période précédant les Fêtes de Noël n’est pas la plus propice pour l’oxygénation de l’âme. Les inconditionnels dévalisent les boutiques ou s’entassent au Marché de Noël avides de mauvais vin chaud ou d’artisanat local Made in China. Il faut consommer coûte que coûte. Les Gilets Jaunes résistent et les CRS en tenue Robocop persistent et tirent. Les indigents toujours plus nombreux tendent la main, espérant récupérer des miettes de charité chrétienne mais, devenus invisibles, se font piétiner par la foule hystérique. Balayés l'esprit de Noël et les misérables qui gâchent la magie du moment par leur simple existence. Les rues de la ville ne sont plus que des goulets étroits et obstrués. 

Privée de grands espaces, je trouve refuge dans les salles obscures et dans ma cuisine. Je suis incollable sur l’actualité cinématographique et grâce à mon appétence pour les activités culinaires, je retrouve dans une épicerie une Madeleine de Proust depuis longtemps perdue de vue : les crèmes Mont Blanc. Chocolat, Praliné, Vanille, la trilogie de parfums de mon enfance revient sur le devant de la scène. Le packaging a été un peu modifié et se dit fièrement «100% recyclable». J’ai un léger doute. Trop de plastique. L’onctuosité si particulière de la texture rend aussi suspecte la composition mais je n’ai pas le cœur de vérifier si les ingrédients sont bien tous naturels. Que dirait Greta Thunberg?

Ce dessert régressif fait ressurgir un flot de souvenirs. Je repense à mon école primaire et plus particulièrement à la cantine et ses taulières sociopathes. Les intolérants au gluten et les végans n’existaient pas encore. Menu unique et il fallait tout manger sans rechigner, sous peine de représailles. Les dames de service comme nous les appelions innocemment étaient recrutées avec soin pour leurs mines patibulaires et leur perversité. Je revois encore mon petit frère en pleurs, forcé d’avaler une substance peu ragoûtante par l’une des kapos. J’étais révoltée mais je ne pouvais rien faire, je n’avais que neuf ans.

Dans les débats sur la maltraitance infantile, on oublie souvent les sévices alimentaires. J’ai mis des années à remanger certains plats et d’autres me révulsent par leur simple nom. Passez votre chemin carottes Vichy, céleri rémoulade et salsifis. Seule la crème Mont Blanc constituait une pause sucrée et réconfortante. Elle était livrée dans des grands pots spéciaux pour les collectivités. Les cantinières y faisaient tourner de grosses louches pour mieux aiguiser notre appétit. Puis la distribution se faisait au compte-gouttes, sauf pour les têtes de turc privées de cet unique moment de plaisir. 

Personne ne songeait à se plaindre. L'école de la République était un pilier inattaquable et imposait le respect. Je repense à mon instituteur de cours moyens dont l’influence a été déterminante. Il s’appelait Monsieur Guillon mais nous l’appelions « Maître », même si Mai 68 avait dépoussiéré le système depuis longtemps. Il avait pourtant tout d’un homme de gauche avec sa barbe, ses sous-pulls et ses Clarks. Son enseignement reposait sur un juste équilibre entre autorité, pédagogie et découverte d’une multitude de disciplines culturelles et sportives. Il a conforté et encouragé mon goût pour les mots et la littérature. On ne salue jamais assez l’engagement et le travail des enseignants.

Un jour, Monsieur Guillon a été victime d’un accident domestique, une tondeuse à gazon lui a sectionné deux orteils et il a du s’absenter quelques temps. Sa remplaçante n’avait ni son charisme ni sa force tranquille et avec mes petits camarades nous l’avions fortement chahutée. Rien de terrible, pas d’agression physique ni de vidéo balancée sur Facebook. C'était avant l'ère des téléphones portables, Internet démarrait à peine et Mark Zuckerberg venait de naître. 

Mes copains s’appelaient Awa, Danielle ou encore Mohamed. Leurs parents étaient originaires du Niger, du Congo ou d’Algérie. Parfois, l’un d’eux disparaissait sans explication. La situation dans leur pays s’était arrangée ou leur carte de séjour avait expiré. Je vivais dans une maison individuelle et eux en HLM mais on ne faisait pas la différence, on jouait chez les uns et chez les autres et on s’amusait bien. A l’heure actuelle et avec mes bonnes notes, ma peau blanche et mes yeux bleus, on conseillerait sans doute à mes parents de me mettre dans un ghetto pour privilégiés afin de préserver mon potentiel, en payant ou en contournant la carte scolaire. Je n’aurais alors pas baigné dans cette joyeuse mixité culturelle et sociale qui permet d’aborder l’autre et l’ailleurs avec curiosité et sans avoir peur. 

Loin de moi l’idée d’avoir un discours de vieux combattant et de m’accrocher au refrain « C’était mieux avant ! », mais il y’a du bon dans le old school. En ces temps troublés où l’on arrive à la fin d’un cycle, il faut défendre le système public porteur de sens et de valeurs, garder la tête haute et rester sur nos gardes. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » (Antonio Gramsci). 

Mes considérations militantes sont brutalement interrompues par l'intrusion d'un punk à chiens qui cherche le rayon bières. Retour au présent avec un profil sociologique typiquement français et pur produit du XXIeme siècle. Je lui réponds gentiment: "Elles sont au fond à droite, après les œufs". Mon interlocuteur, plutôt habitué à déclencher hostilité et répulsion, est surpris par ma courtoisie. Il me remercie et s'éloigne en titubant.

De nouveau seule et incapable de me retenir davantage, je m'empare d'un paquet de Mont Blanc praliné, mes préférées, et fonce vers la caisse. No Pasaran !

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