lundi 21 août 2017

J'ai la mémoire qui flanche


Amicale pensée depuis les campagnes casi désertiques de l’ex-RDA dont j’entame la traversée à vélo, en suivant la piste qui relie Berlin à Copenhague. Le voyage a démarré sans encombre avec une première étape dans un hôtel dont l’improbabilité de l’emplacement n’a d’égal que la sympathique rudesse de ses employés et leur attachante incapacité à utiliser une autre langue que l’allemand. L’exotisme peut prendre de multiples visages et n’est pas forcément déterminé par la distance géographique. Les habitants de ce pays pourtant si proche n’ont probablement pas conscience de la bizarrerie qu’ils nous inspirent.
 
L’hôtel est situé dans la charmante ville de Furstenberg, au 26d Ravensbrücker Dorfstr.... Sauf si vous avez fait l’impasse totale sur les temps forts du XXème siècle pendant votre parcours scolaire, ce nom a forcément pour vous une résonance particulière. Car il s’agit bien de ce Ravensbrück là, celui  qui est synonyme de Convoi de la Mort et de Nuit et Brouillard. Le camp de Ravensbrück était le plus grand centre de détention pour femmes du Reich, et le deuxième dans le système concentrationnaire en général, après Auschwitz-Birkenau. Plus de 70 000 personnes y ont péri.
 
En m’indiquant l’accès à l’hôtel dans un anglais balbutiant, la patronne ne laisse aucun doute sur la spécificité historique du site : « Vous  ne pouvez pas nous rater. Nous sommes tout de suite à gauche après le camp de concentration. » Le moteur de réservation n’a pas été complètement exhaustif dans sa  description des atouts de la région. La perspective de dormir sereinement me semble fortement compromise.
 
Au petit matin, je décide d’aller courir pour essayer de chasser les fantômes et gagner le droit d’absorber le gargantuesque petit-déjeuner traditionnel. Je ne trouve pas d’accès pour faire le tour du joli lac qui jouxte l’hôtel et emprunte finalement une voie qui porte le nom de « Route des Nations ». La chaussée est impeccablement entretenue et formée de blocs de pierre sur lesquels sont gravés des fils barbelés qui tels de sinistres  kerns conduisent vers l’inconcevable. Les pavés ne mènent pas à la plage mais au mémorial de Ravensbrück qui, à cette heure matinale, n’est pas encore ouvert au public.
 
L’ancien camp est très bien conservé et se dresse dans un environnement indécemment magnifique. La municipalité a eu le projet de construire un supermarché à la place dans les années 70 mais l’opinion internationale s’est insurgée au nom du devoir de mémoire.
 
Une auberge de jeunesse est installée juste en face. Je m’interroge sur sa date de création et sur les possibles utilisations précédentes des bâtiments. L’holocauste est un levier touristique comme un autre et certaines personnes peuvent éprouver une forme de  plaisir à séjourner dans des lieux 100% morbides.
 
L'espace est tout à moi et je peux en profiter pleinement si l’on peut dire. Je ne suis cependant pas seule et une  femme de forte corpulence qui balaie avec vigueur l’intérieur de l’un des bâtiments me salue d’un joyeux « Morgen. ». Il faut que tout soit impeccable avant l’arrivée des visiteurs. Je lève les yeux et aperçois une cheminée. Je me trouve devant ce qui servait de four crématoire.
 
Les allemands de l’Est doivent composer avec un passé encombrant. À peine sortis du national socialisme, ils se sont retrouvés coupés du monde, bloqués derrière un rideau de fer pendant des décennies. Une dictature en a chassé une autre. Les statues et les stèles sont nombreuses dans les villages et on ne sait pas toujours si elles sont destinées à dire pardon pour les crimes nazis ou à glorifier la Mère Patrie soviétique. Il faudrait interroger des témoins de ces différentes époques pour mieux comprendre, comme un centenaire polyglotte et rescapé d’Alzheimer par exemple. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin mais je ne perds pas espoir. L’Inspecteur Derrick est sur le coup !
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire