Amicale pensée depuis les campagnes casi
désertiques de l’ex-RDA dont j’entame la traversée à vélo, en suivant la piste
qui relie Berlin à Copenhague. Le voyage a démarré sans encombre avec une
première étape dans un hôtel dont l’improbabilité de l’emplacement n’a d’égal
que la sympathique rudesse de ses employés et leur attachante incapacité à
utiliser une autre langue que l’allemand. L’exotisme peut prendre de multiples
visages et n’est pas forcément déterminé par la distance géographique. Les
habitants de ce pays pourtant si proche n’ont probablement pas conscience de la
bizarrerie qu’ils nous inspirent.
L’hôtel est situé dans la charmante ville de
Furstenberg, au 26d Ravensbrücker Dorfstr.... Sauf si vous avez fait l’impasse
totale sur les temps forts du XXème siècle pendant votre parcours scolaire, ce
nom a forcément pour vous une résonance particulière. Car il s’agit bien de ce
Ravensbrück là, celui qui est synonyme de Convoi de la Mort et de Nuit et
Brouillard. Le camp de Ravensbrück était le plus grand centre de détention pour
femmes du Reich, et le deuxième dans le système concentrationnaire en général,
après Auschwitz-Birkenau. Plus de 70 000 personnes y ont péri.
En m’indiquant l’accès à l’hôtel dans un anglais
balbutiant, la patronne ne laisse aucun doute sur la spécificité historique du
site : « Vous ne pouvez pas nous rater. Nous sommes tout de suite à
gauche après le camp de concentration. » Le moteur de réservation n’a pas été
complètement exhaustif dans sa description des atouts de la région. La
perspective de dormir sereinement me semble fortement compromise.
Au petit matin, je décide d’aller courir pour
essayer de chasser les fantômes et gagner le droit d’absorber le gargantuesque
petit-déjeuner traditionnel. Je ne trouve pas d’accès pour faire le tour du
joli lac qui jouxte l’hôtel et emprunte finalement une voie qui porte le nom de
« Route des Nations ». La chaussée est impeccablement entretenue et formée de
blocs de pierre sur lesquels sont gravés des fils barbelés qui tels de
sinistres kerns conduisent vers l’inconcevable. Les pavés ne mènent pas à
la plage mais au mémorial de Ravensbrück qui, à cette heure matinale, n’est pas
encore ouvert au public.
L’ancien camp est très bien conservé et se dresse
dans un environnement indécemment magnifique. La municipalité a eu le projet de
construire un supermarché à la place dans les années 70 mais l’opinion
internationale s’est insurgée au nom du devoir de mémoire.
Une auberge de jeunesse est installée juste en
face. Je m’interroge sur sa date de création et sur les possibles utilisations
précédentes des bâtiments. L’holocauste est un levier touristique comme un
autre et certaines personnes peuvent éprouver une forme de plaisir à
séjourner dans des lieux 100% morbides.
L'espace est tout à moi et je peux en profiter
pleinement si l’on peut dire. Je ne suis cependant pas seule et une femme
de forte corpulence qui balaie avec vigueur l’intérieur de l’un des bâtiments
me salue d’un joyeux « Morgen. ». Il faut que tout soit impeccable avant l’arrivée
des visiteurs. Je lève les yeux et aperçois une cheminée. Je me trouve devant
ce qui servait de four crématoire.
Les allemands de l’Est doivent composer avec un
passé encombrant. À peine sortis du national socialisme, ils se sont retrouvés
coupés du monde, bloqués derrière un rideau de fer pendant des décennies. Une
dictature en a chassé une autre. Les statues et les stèles sont nombreuses dans
les villages et on ne sait pas toujours si elles sont destinées à dire pardon
pour les crimes nazis ou à glorifier la Mère Patrie soviétique. Il faudrait
interroger des témoins de ces différentes époques pour mieux comprendre, comme
un centenaire polyglotte et rescapé d’Alzheimer par exemple. Autant chercher
une aiguille dans une botte de foin mais je ne perds pas espoir. L’Inspecteur
Derrick est sur le coup !
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